BOUTROS BOUTROS-GHALI , l’Egyptien ami de la France et grand visionnaire.

Le 16 Février 2016, Boutros Boutros Ghali disparaissait au Caire à l’âge de 93 ans. Ancien secrétaire général des Nations Unis de 1992 à 1997, il a toute sa vie  joué un rôle de premier plan au triple croisement des cercles méditerranéens, africain et arabe. Le monde politique et la presse n’ont guère rendu hommage à cet homme expérimenté qui a toujours montré une compréhension et une vision des enjeux réels du monde méditerranéen.

Résident  au Caire de 1992 à 1997,nous avons eu le privilège d’être en contact avec la famille de BOUTROS BOUTROS-GHALI, alors qu’il était en fonction à l’ONU puis  plus récemment , en 2009, nous l’avons reçu en Provence peu avant le « Printemps Arabe »

Ecoutons les principaux messages de cet homme dont l’histoire individuelle a croisé « l’Histoire avec un grand H ».

Son parcours.

1993 Boutros Boutros Ghali

Né en 1922 au Caire, Boutros Boutros-Ghali était issu d’une riche famille de propriétaires terriens de religion chrétienne copte, lettrés et polyglottes. Son grand-père, « Boutros Ghali pacha », premier ministre alors que l’Egypte était sous l’occupation britannique fut assassiné par un nationaliste en 1910. Boutros Boutros-Ghali fut formé au Caire par des jésuites français établis en Egypte. En 1945, il continue sa formation à l’université de Paris, puis à Sciences Po. De retour au Caire, il devient professeur de droit et de relations internationales.

 Le véritable tournant de sa carrière se produit quand le Président égyptien Anouar El-Sadate lui confie le ministère  des affaires étrangères en 1977 alors qu’il décide de faire une offre de paix à Israël, pays avec lequel l’Egypte est en conflit ouvert depuis la guerre des Six Jours de 1967. Boutros Boutros-Ghali sera la véritable cheville ouvrière des accords de Camp David qui permettront à l’Egypte de récupérer la maîtrise des territoires perdus en 1967 : le Canal de Suez et le Sinaï … mais laisseront de coté la question des relations de la Palestine avec Israël.

1977 Camp David Begin, Carter, Sadate et Dayan premier plan Boutros Boutros Ghali second plan entre Sadate et Dayan

Désormais reconnu comme excellent diplomate, Boutros Boutros-Ghali sera élu Secrétaire de l’Organisation des Nations Unis en 1992, il n’effectuera qu’un seul mandat, les USA s’opposant à sa réélection. En 1998, il est élu Secrétaire de la Francophonie avec un fort soutien de Jacques Chirac. Enfin en 2003, il revient en Egypte où Moubarak lui demande de créer la commission des droits de l’homme jusqu’aux bouleversements  nés du mouvement « Le Printemps Arabe »

L’homme.

Au premier contact, on remarquait derrière ses lunettes, un regard tour à tour perçant, profond ou espiègle. Boutros  Boutros Ghali, l’Egyptien éduqué à la vieille école occidentale était un homme courtois, déférent, d’une grande probité qui sut faire preuve aux Nations Unies à des moments critiques au Moyen Orient, en Afrique, en Europe, d’une cassante et exigeante indépendance. Ses partenaires Américains n’hésitaient pas à le décrire comme  « incontrôlable » et « imprévisible »

Le secrétariat de l’ONU en 1992.

Au cours de cette période, en relation directe avec sa famille proche, nous avons été témoins indirects de son parcours.

 Rappelons d’abord les conditions géopolitiques dans lesquelles B. Boutros-Ghali prend en charge le secrétariat de l’ONU : en 1989, la disparition du mur de Berlin annonce la fin de la Guerre Froide et la dissolution de l’URSS. Désormais, les Etats Unis apparaissent comme l’unique super puissance mondiale et le démontrent en 1990-1991 en dirigeant la coalition qui va repousser l’Irak de Saddam Hussein en dehors du Koweït en quelques semaines.

Fin 1992, à son arrivée à l’ONU, B. Boutros-Ghali se rendra vite compte que les Etats Unis considèrent  l’ONU comme l’un des éléments de leur politique extérieure. Il se montrera soucieux de sauvegarder l’indépendance de l’organisation. Si le risque de guerre mondiale semble disparu, en revanche  les conflits régionaux se multiplient partout dans le monde (du Sahara Occidental à la Yougoslavie),  il va se heurter tout le long de son mandat à Madeleine Albright, la représentante des Etats Unis.

1998 B. Netanyahu, M. Albright, Y. Arafat

Cette dernière fera preuve, vis-à-vis de lui, d’un profond dédain, le désignant systématiquement face à ses interlocuteurs par des sobriquets: « l’oriental-gentleman » d’abord en référence à ses origines et à sa `bonne éducation` puis « le patron » en notant sa façon de s’opposer au sein de l’ONU aux suggestions des  Etats Unis et enfin « le Sphinx » pour sa manière de prendre seul les principales décisions. Enfin, fin 1996, à la fin de son premier mandat elle fera tout pour pousser les membres de l’ONU à lui refuser un second mandat en menant une opération de lobbying international surnommée « l’orient-express ». Finalement les USA seuls contre tous, devront  imposer leur véto à la réélection de  B. Boutros Ghali et…Madeleine Albright atteindra son objectif personnel : devenir secrétaire d’Etat des Etats Unis.

Le secrétariat à la Francophonie à partir de 1997.

1997 Jacques Chirac et Boutros Boutros Ghali à l’Elysée

C’est avec enthousiasme que B. Boutros-Ghali acceptera la proposition de Jacques Chirac d’assurer le secrétariat de la Francophonie en 1997. Il n’ignore pas que la moitié de l’Afrique parle français, ce poste lui offre l’opportunité de renforcer les liens en particulier entre l’Egypte et  les pays du sud où se trouvent les sources du Nil. Avant même d’être élu, il affirmait : « la richesse du patrimoine de l’humanité, c’est aussi la diversité et la multiplicité des langues. Etre francophone, c’est militer au-delà de la défense de la langue française pour la tolérance, pour le respect des diversités linguistiques et culturelles, pour la préservation d’une civilisation plurielle. En un mot, pour un nouvel humanisme. (…)Le plurilinguisme, c’est également le moyen de promouvoir une véritable culture de paix. »

Le Président du Conseil des droits de l’homme.

2011/ 2014 Printemps Arabe: Pays en crise

Conscient des faiblesses de l’Egypte dans le domaine du respect des droits de l’homme, Hosni Moubarak fait appel à lui pour prendre en charge ce sujet en 2002. B. Boutros-Ghali sera le créateur du Conseil égyptien des Droits de l’homme en 2003, malheureusement, ses recommandations lucides n’ont pas permis d’enrayer la vague de contestation politique et sociale: le « Printemps Arabe » qui a emporté le président Moubarak en janvier 2011

La religion et l’Etat.

Rappelons que si l’Egypte fait bien partie du monde musulman, elle a néanmoins ses spécificités. Dix pour cent de la population est ‘copte’: il s’agit des premiers Egyptiens qui, devenus  chrétiens, ont toujours refusé de se convertir à l’Islam malgré  les pressions et les brimades imposées par la nouvelle religion à partir du VIIème siècle et c’est aussi en Egypte qu’est née en 1928 la Société des Frères Musulmans (1) qui affirme dès sa création son objectif principal: rétablir le califat islamique.

 B. Boutros-Ghali, rédacteur de nombreux discours d’Anouar El Sadate puis de Moubarak les incitera à dire et répéter que l’Islam et plus globalement la religion relève de la sphère intime de l’âme et de l’esprit mais que ce n’est pas celle des affaires de la cité.

Aussi, en 1979, il sera, comme tous les gouvernants du monde arabe, très inquiets de l’arrivée au pouvoir en Iran de l’ayatollah Khomeiny qui lança dans son pays la révolution islamique plaçant le pouvoir politique sous l’autorité religieuse et fit  appel à la guerre sainte contre les États-Unis et l’occident.

 B. Boutros-Ghali particulièrement clairvoyant sur l’évolution du comportement religieux dans son environnement écrira dès 1997 : « il ne reste plus que l’intégrisme islamique, ce wahhabisme importé d’Arabie Saoudite et entretenu à coups de pétrodollars. De l’immobilisme à la régression, il n’y a qu’un pas : retour  au Moyen Age et à ces religions d’un autre temps qui avaient recours aux sacrifices humains et à la guerre. Tout est à recommencer sans cesse. »

Les vrais problèmes de demain : « Je  rêve du « prochain pharaon » qui réunira les peuples du Nil, un pharaon qui saura régler le problème de la démographie galopante et celui lancinant de l’eau » Cette phrase de B. Boutros-Ghali  prononcée en 2015 résume ce qu’il considère comme les vrais problèmes de l’Egypte et du monde méditerranée.

La gouvernance : pharaon ou démocratie ?

Pour B. Boutros-Ghali : « On ne peut parler de démocratie dans un pays où 50% de la population est analphabète. On ne peut pas copier et brutalement transposer ce qui se passe dans les pays démocratiques… le Printemps arabe a été aussi un échec, faute de relais. La démocratie, ce n’est pas juste pouvoir aller voter pour celui que l’on souhaite. Rien n’est possible sans éducation, sans liberté de pensée, sans liberté d’expression et d’association. Et pour bâtir une démocratie, il faut des partis politiques. De vrais partis, capables d’encadrer les dynamiques de changement. Cela n’a pas été le cas dans le monde arabe ».

En 2015, il soutient la prise de pouvoir du général  Al Sissi en soulignant : « L’Égypte est en guerre, en guerre contre les Frères Musulmans. Tous les deux jours une bombe éclate – personne n’en parle – des soldats, des officiers, des magistrats se font quotidiennement tuer et vous voulez qu’avec ça on respecte toutes les règles ? Voyons la réalité telle qu’elle est »

Il rappelle également qu’en Afrique, c’est la dépendance tribale qui compte. « Si ma tribu est représentée, c’est un système démocratique. Ce n’est pas le nombre de voix qui importe, mais la présence de toutes les tribus au pouvoir »

La démographie galopante :

 En 2015, il rappelait : « Le problème de l’Egypte, ce n’est pas l’armée, c’est l’explosion démographique. Il y a deux millions d’égyptiens en plus chaque année. Ainsi, l’Egypte qui comptait 25 millions d’habitants il y a moins d’un siècle aura bientôt  cent millions d’habitants répartis sur 5 % du territoire, le reste n’étant qu’un désert aride, difficilement cultivable, faute d’eau » et il  ajoutait : « Il faudrait une organisation internationale qui limite l’augmentation démographique…Je donnerai des primes à ceux qui ont peu d’enfants »

Si on reporte ce constat de B. Boutros-Ghali au niveau de l’Afrique, ce continent qui a aujourd’hui un milliard d’habitants  en aura le double en 2050 (voir courbe).

La question de l’émigration à travers la Méditerranée déjà cruciale aujourd’hui en raison des conflits actuels deviendra inéluctablement critique pour l’Europe.

La gestion de l’eau devient critique :

« Le second problème est celui de l’eau : il ne pleut pas en Egypte et les pays riverains connaissent la même explosion démographique. Ils vont donc passer d’une agriculture basée sur la pluie à une autre basée sur l’irrigation, qui donne deux à trois récoltes par an. Ils vont donc absorber l’eau du Nil »

2016 Egypte Problème de l’eau : le Nil et l’impact du Barrage Renaissance

Ce problème est d’ores et déjà crucial à l’exemple du Nil bleu, l’affluent principal du Nil puisqu’il contribue à hauteur de 59% de son débit total.

En mars 2011, l’Ethiopie débutait le chantier d’un immense barrage sur le Nil bleu, appelé « barrage Renaissance » devenu indispensable pour nourrir les 90 millions d’Ethiopiens. Ce barrage est situé à plus de 2000 km en amont du barrage d’Assouan, à la frontière Egyptienne. Si en 2015, le président égyptien, Abdel Fatah al-Sissi, a réussi à signer avec le Soudan et l’Ethiopie un accord de consensus qui assurera l’approvisionnement en eau de l’Egypte pendant la montée en eau du barrage, cet accord n’assure rien à l’Egypte et au Soudan sur le long terme.

Ce problème de l’eau est loin d’être spécifique à l’Egypte ; on le retrouve aujourd’hui en Irak où se pose le problème du contrôle du barrage de Mossoul et le contrôle des ressources en eau est une clef fondamentale de la résolution du conflit Israélo-Palestinien.  

Le rôle de l’ONU 

L’ancien secrétaire général des Nations Unies rêvait d’un changement profond pour cette organisation. En 2015, il écrivait «Aujourd’hui, j’appelle de mes vœux une nouvelle ONU qui n’ait plus seulement l’Etat comme acteur…Comment faire pour que l’ONU puisse peser sur les crises ?…A l’ origine, elle était basée sur un seul acteur, l’Etat. Or il existe d’autres acteurs, non étatiques qui sont devenus plus importants que les Etats : les ONG, … des partis politiques révolutionnaires, des multinationales. « Human Rights Watch » est une organisation qui a plus de poids que la plupart des petits Etats.

Les Nations Unies ont été créées pour régler les conflits interétatiques, or aujourd’hui tous les conflits sont souvent des guerres civiles à l’intérieur des états  »

Le rôle des medias 

La dernière réflexion de B. Boutros-Ghali concernera le rôle des médias.  « Maintenant, le monde se mobilise en fonction de la propagande des pays ? Si un pays parvient à expliquer la cause du conflit et ce qu’il faut faire, il sera beaucoup plus écouté, donc assisté. D’autres pays ne savent pas comment s’adresser à l’opinion publique internationale et leurs problèmes sont trop souvent oubliés»

En guise de conclusion :

D’abord un souvenir personnel: étudiant dans les années 50-60, ont nous enseignait que la région située d’Est en Ouest entre l’Egypte et le Golfe Persique et du Nord au Sud entre le nord de la Turquie et le Désert d’Arabie constituait « le Croissant Fertile ».

Le Croissant Fertile

Cette zone en forme de croissant était irriguée par le Nil, le Jourdain, l’Euphrate et le Tigre et bénéficiait d’un climat favorable.

N’oublions pas qu’elle est aussi le berceau de notre civilisation: c’est là que l’homme a appris à cultiver les céréales, a bâti les premières villes, inventé l’écriture.

C’est aussi la région où les religions monothéistes sont nées.

Ce grenier à grain des années 50 est en 2016 obligé d’importer en grande partie son alimentation et est le théâtre de multiples conflits.

Ensuite, rappelons ce qu’avait constaté le Général De Gaule affecté au Liban au début des années 1930 : il fut témoin « …des difficultés rencontrées, en raison essentiellement des rivalités entre les différents pouvoirs, du clientélisme, de l’impuissance du gouvernement et de son président et … des sourdes secousses de l’Islam ». Il concluait « Il est vain de prétendre appliquer au monde du Levant les principes libéraux et démocratiques dont l’Occident a pu s’accommoder » et conseillait aux jeunes libanais: « Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c’est à dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général, condition sine qua non de l’autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l’ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. Point d’Etat sans sacrifices ».

Comme B Boutros Ghali, nous ressentons très bien que nos enfants devront surmonter les rivalités de tout type pour affronter un monde où les problèmes humanitaires seront devenus prioritaires.

François Lenglet    le 09/06/2016

Note: Les Frères Musulmans ont créé le Hamas en 1987 à l’occasion de la première intifada (révolte palestinienne).

Sources :

BOUTROS BOUTROS-GHALI, UNE HISTOIRE ÉGYPTIENNE   par Alain Dejammet (éditions Erik Bonnier)

Divers interviews de B Boutros Ghali à Paris Match, Le Monde en 2015

Histoires des troupes du Levant par De Gaulle vers 19361

ANECDOTE :

En 1993, B Boutros Ghali nouveau secrétaire général de l’ONU de passage à l’Elysée fut invité par François Mitterrand dans sa bibliothèque de l’Elysée. Ce dernier  lui montra un livre …que son invité connaissait très bien : « Les Perles Eparpillées » écrit par son oncle Wassif Boutros Ghali au début du XXème siècle. François Mitterrand lui expliqua qu’il avait trouvé ce livre chez un bouquiniste des Quais de Seine et qu’il l’avait lu avec passion.

Il s’agit d’un livre d’avant-garde, à mi chemin entre la philosophie de Voltaire et les Contes des Milles et une Nuit, il prône l’égalité homme femme, la séparation de la religion et de l’état.

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