
Nous sommes à Moscou en septembre 1998, la population russe fait face avec fatalisme à la situation de crise économique, en se battant pour sa survie quotidienne. Les banques russes se trouvent dans une situation catastrophique, le rouble, la monnaie russe, vient de subir une baisse continue pendant trois semaines et phénomène rarissime, une première manifestation contre les hausses de prix est signalée à Riazan en Russie centrale.
La situation politique est tout aussi chaotique avec un président Boris Eltsine malade et un parlement, la Douma, à majorité communiste, qui envisage une procédure de destitution contre lui, lui reprochant en particulier d’avoir signé en 1991 les accords mettant fin à l’existence de l’URSS et instaurant la Communauté des États indépendants (CEI).
Septembre 1998, Evgueni Primakov est nommé premier ministre.

Face à cette menace, Boris Eltsine retrouve le soutien du parlement russe en proposant au poste de premier ministre, l’ancien chef du contre espionnage, Evgueni Primakov. Ce dernier, est aussi un ancien apparatchik soviétique, il est soutenu tant par les communistes que par l’opposition réformatrice. Par ailleurs, Evgueni Primakov offre discrètement à Boris Eltsine les garanties de sa sécurité et de celle de sa famille.
En quittant son poste, le premier ministre précédent Viktor Tchernomyrdine dira « Au lieu de permettre au pays de trouver une issue à la crise économique, les députés de la Douma ont organisé des marchandages », « Certains souhaitent que plus rien n’aille et que les gens descendent dans la rue ».
Il est vrai qu’Evgueni Primakov, loin de mettre la priorité sur le redressement de l’économie commence son action par une vaste amnistie de prisonniers afin de… « libérer des places (dans les prisons) pour des personnes qui seront condamnées pour crimes économiques ». Il se dit déterminé à lutter contre « la criminalité économique et la corruption »
Il engage une bataille frontale avec un puissant « oligarque » Boris Berezovski. Ce dernier est grand ami et conseiller de la famille de Boris Eltsine, il est patron du pétrolier Sibneft, mais surtout président de la première chaîne de télévision ORT.
Evgueni Primakov cherche ainsi à illustrer sa croisade contre la corruption et surtout à montrer qu’en tant que premier ministre avec le soutien de la Douma, il est désormais devenu, face à un Boris Eltsine affaibli, le vrai patron du pays.
Début 1999, Iouri Skouratov, procureur général, dénonce la corruption au sommet de l’état.

L’année 1999 va voir s’affronter les « oligarques » pour conquérir le pouvoir politique en Russie, car nous sommes à dix mois d’élections législatives, assorties d’une présidentielle dans un proche horizon
Avec l’appui du premier ministre, Iouri Skouratov , procureur général russe, et donc premier magistrat du pays, a initié ces derniers mois plusieurs enquêtes judiciaires concernant les principaux « oligarques » du pays. Il annonce le 11 janvier à la télévision que des responsables du gouvernement ont effectué « une série d’opérations douteuses ».
En particulier, il précise que de 1993 à 1998, la Banque centrale de Russie a confié la gestion de tout ou partie de ses réserves monétaires à une obscure société off-shore, la société Fimaco basée dans le paradis fiscal de Jersey, une des îles anglo-normandes au large de la Normandie.
Il a également lancé une enquête sur une entreprise de construction suisse, Mabetex , cette société est bien connue à Moscou : Pavel Borodine, chef de la direction des affaires du président, en a fait son partenaire principal. Cette direction, qui ne rend compte qu’au seul Boris Eltsine, exploite 3 millions de m2 de bâtiments officiels. Pavel Borodine, fidèle de M. Eltsine, aime souligner lui-même sa puissance, non sans mégalomanie, et affirme publiquement que son empire pèse… 600 milliards de dollars !
C’est à Mabetex que cette direction des affaires du président confie, depuis des années, la rénovation de ses morceaux de choix : Kremlin ,« Maison Blanche » , Douma, Cour des comptes, inspection des impôts… La société de Lugano opère aussi au cœur des intérêts de la famille présidentielle : restauration de la résidence sibérienne de Boris Eltsine, intermédiaire dans l’achat de deux yachts (au frais de l’État et pour 500 000 dollars).
Quant au coprésident de Mabetex, Viktor Stolpovskikh, il a enregistré à son nom le palais que Tatiana Diatchenko, fille cadette du président, se serait fait construire en 1996 près de Moscou, sur le mont Nikoline.
Bref, l’enquête lancée par le procureur s’attaque au tabou des tabous : les secrets financiers de la famille Eltsine.
Le 1er février, Iouri Skouratov démissionne « officiellement » « pour raisons de santé ». Quittant sa maison de repos, Boris Eltsine s’est même rendu quelques heures au Kremlin afin de signer une lettre informant le Parlement de cette démission.
Le ministre de l’intérieur prend alors le relais en affirmant que « Des dizaines de millions de dollars sortent chaque jour de Russie », et en estimant à un millier le nombre d’assassinats commandités chaque année.
Le 17 mars, Iouri Skouratov, révèle devant le Conseil de la fédération (la chambre haute du Parlement), que « certaines forces » l’avaient poussé à démissionner, et qu’elles avaient, pour parvenir à leurs fins, utilisé des « éléments de chantage », concernant sa vie privée.

Le 18 mars, M. Skouratov prononce pour la première fois le nom de la sulfureuse société suisse Mabetex sur la chaîne de télévision NTV. Cette chaîne russe d’État a diffusé tard dans la nuit du 17 mars une vidéo compromettante – dont des extraits montrent une personne de dos qui semble être le procureur en plein débat sexuel avec deux femmes nues – Iouri Skouratov parle alors de provocation… visant à faire capoter son enquête sur Mabetex.
Dans la foulée, les sénateurs choqués par cette méthode de dénigrement, ont refusé, à une majorité écrasante – 142 voix contre 6 -, d’entériner la démission d’Iouri Skouratov, pourtant approuvée par Boris Eltsine.
Boris Eltsine le destitue une nouvelle fois, faisant apposer des scellés sur son bureau, lui retire ses gardes du corps et fait ouvrir une « enquête » sur sa « moralité ».
Avril 1999, un haut fonctionnaire, Vladimir Poutine, apparait dans le dossier Mabetex.
C’est un certain Vladimir Poutine, directeur du FSB (ex-KGB) et secrétaire du conseil de sécurité, qui est nommé à la tête de la commission d’enquête sur la « moralité » du Procureur après la diffusion à la télévision de la cassette-vidéo compromettant Iouri Skouratov.

Vladimir Poutine va désormais répondre au coup par coup aux initiatives du procureur menaçant le Kremlin.
Le 1er avril, Iouri Skouratov révèle que des personnalités russes « connues » ont des comptes en Suisse « alimentés par l’argent du milieu » et affirme avoir envoyé une lettre au président. La nuit suivante, Vladimir Poutine, convoque au Kremlin un responsable du parquet de Moscou, et, lui demande d’ouvrir une enquête criminelle contre Iouri Skouratov pour « abus de pouvoir ». Le lendemain, il explique que la cassette est authentique (il sera le seul à oser l’affirmer) et que le procureur s’était bien vu offrir les services de deux prostituées par des personnes sur lesquelles il enquêtait. Iouri Skouratov accuse de son côté le chef du FSB d’avoir violé la loi.
Boris Eltsine revient à la charge le 2 avril, contre le procureur. Par un oukaz, le président russe annonce que des « poursuites judiciaires » ont été engagées contre Iouri Skouratov et que ce dernier est donc « relevé de ses fonctions pendant la durée de l’enquête » pour des faits « qui ne correspondent pas à l’honneur d’un fonctionnaire du parquet »..

Le soir même, Iouri Skouratov dans une nouvelle interview à la chaîne de télévision NTV, précisera que ces informations lui avaient été transmises par les autorités judiciaires suisses. « Cet argent sale va attirer les gangsters et alors la Suisse cessera d’être un pays tranquille », notait Iouri Skouratov. Il précisera que Carla del Ponte, procureur général de Suisse, s’est rendue à Moscou trois jours, fin mars, pour examiner avec ses collègues russes des dossiers sensibles. Carla del Ponte avait estimé à 40 milliards de dollars les fonds russes douteux placés en Suisse.
Le 24 Avril, Vladimir Poutine, fort de sa fonction de directeur du FSB et secrétaire du conseil de sécurité, affirme que l’oukaze présidentiel suspendant M. Skouratov de ses fonctions reste en vigueur.
Vladimir Poutine, l’homme qui en sait beaucoup et depuis longtemps.
Peu de gens savent qu’en fait, Vladimir Poutine est au cœur de ces affaires depuis bien longtemps. En juillet 1996, Vladimir Poutine est nommé à la tête du département présidentiel de gestion immobilière de la Russie et est responsable, à la fois des biens de l’ex-Union soviétique et, des biens du Parti communiste d’une valeur de centaines de milliards de dollars. Il est même chargé de lister les biens personnels du président Boris Eltsine et de sa famille. Devenu numéro deux de l’Administration présidentielle, il héritera de la Direction générale du contrôle, « mini-KGB » chargé de démasquer la corruption dans les organes supérieurs du pouvoir… Ou plutôt de constituer d’épais dossiers sur certaines personnalités en prenant, du moins officiellement, soin d’épargner Boris Eltsine et ses proches.
Son implication dans plusieurs affaires douteuses ne semble pas freiner son ascension.
Un certain Felipe Turover, ex-collègue de Poutine au KGB expliquera : « Mabetex n’a pas fait que verser des pots-de-vin en échange de marchés, elle a blanchi l’argent du Kremlin, volé par le clan Eltsine au budget de l’État. Il s’agit de dizaines de millions de dollars, et probablement beaucoup plus ».
Il raconte aussi un souvenir datant de l’époque de l’Allemagne de l’Est : Poutine avait frauduleusement loué l’immense centre culturel de Russie à Berlin à une société bidon pour presque rien puis, cette société avait ensuite loué le bâtiment pour un montant très important. Felipe Turover affirmera que Poutine a empoché l’argent que la société a reçu du bail coûteux.
Ce Felipe Turover, bien informé, accusera par ailleurs le gouvernement russe de préparer des documents compromettants contre lui et, mettra en cause le premier ministre Vladimir Poutine. « Des faux témoignages m’accusant d’avoir donné à Iouri Skouratov une montre de 2000 dollars ont été rassemblés », assurera-t-il.

En 1998, un riche banquier, Edmond Safra ,affirme avoir été témoin d’un stratagème de blanchiment d’argent de 4,8 milliards de dollars provenant des fonds du FMI, il implique sa Banque nationale de la République de New York, celle de Suisse, un certain Mikhail Kasyanov et, surtout, une des personnalités du Kremlin: un certain Vladimir Poutine.
Cet Edmond Safra va mourir à 67 ans le 3 décembre 1999 dans son appartement de Monaco, victime d’un incendie d’origine criminelle allumé par un membre de son entourage. Le criminel évoquera une simple jalousie pour justifier son action, …de quoi alimenter diverses théories du complot parmi lesquelles la mafia russe n’est pas absente.
Aout 1999, Vladimir Poutine est nommé premier ministre.
En Aout 1999, la Russie est au bord d’une crise politique majeure: scandales et chantages divers, affrontement entre le Parlement et la présidence, entre le Kremlin et le gouvernement. Les fonds volés du FMI ont provoqué la crise financière russe qui a débuté en 1998.
Le directeur du FMI de l’époque Michel Camdessus, plutôt gêné, résumera bien la situation par ces mots : « Nous n’avons pas vu que le démantèlement de l’appareil communiste était le démantèlement de l’État. Nous avons contribué à créer un désert institutionnel dans une culture du mensonge, de l’économie souterraine, de la prise d’avantages hérités du communisme. ». Il ajoutera: « Nous avons eu depuis longtemps l’intuition, sinon la preuve, des dérives mafieuses. Personne n’a mis plus vigoureusement en garde les dirigeants russes contre l’oligarchie et la prolifération de banques qui n’en sont pas. » Il conclu de façon assez surprenante : « Fallait-il, pour autant, interrompre toute coopération avec la Russie ? ».
Dans ce contexte politique chaotique et à la veille des élections législatives, Boris Eltsine a successivement limogé en Avril 1999 son premier ministre Evgueni Primakov qui a, non seulement soutenu les actions du procureur Iouri Skouratov, mais aussi poussé au retour des communistes au pouvoir puis, en Août, il a de nouveau limogé son remplaçant Sergueï Stépachine qui n’a pas réussi à étouffer les enquêtes sur la corruption et le détournement de fonds du FMI.

Fin Août, Vladimir Poutine, chef des services secrets russes (FSB), également secrétaire du Conseil de sécurité, se voit confier le soin d’exercer les fonctions de chef du gouvernement par intérim. Vladimir Poutine est décrit comme un homme d’une grande fermeté qui sait être impitoyable pour ses adversaires. Le tempérament de « tueur » du nouvel « héritier » tranche avec la « mollesse » de Sergeï Stépachine. Et enfin, Boris Eltsine n’a pas oublié ses preuves de fidélité dans la lutte contre le procureur Iouri Skouratov , il n’ignore pas son excellente maîtrise des dossiers compromettants et enfin sait qu’il n’ignore pas les « méthodes »du KGB.
Décembre 1999, Vladimir Poutine devient président de la Russie par intérim.
Pour accéder au poste de président, Vladimir Poutine joue sur le velours d’un double chantage. D’un côté, il « tient » Eltsine, contraint de l’adouber au sommet du pouvoir en échange du limogeage de Skouratov et du silence sur ses propres manipulations. De l’autre, il « tient » Skouratov en situation difficile depuis la diffusion de la vidéo à caractère sexuel et à travers lui tout l’appareil judiciaire.

Vladimir Poutine n’a pas oublié les pratiques de l’époque soviétique: l’art de faire chanter ses ennemis avec des informations compromettantes. Cet art du chantage à la Russe porte même un nom: le « Kompromat». Une simple photo volée, des vidéos diffusées en prime time à la télévision russe. Les techniques pour révéler des informations compromettantes varient, mais l’objectif est toujours le même : faire chanter puis discréditer une personnalité publique. Et ce, peu importe l’authenticité des fichiers, le plus souvent, ces images sont à caractère sexuel. Elles relèvent systématiquement de la vie privée des victimes ciblées.

L’homme Vladimir Poutine, petit, cheveux blonds filasse, à l’allure timide va savoir utiliser les médias pour se métamorphoser en bête médiatique. Il va parler haut et fort, prôner une nouvelle idéologie confondante de simplicité : le « patriotisme », et se lancer dans une guerre sans merci contre la Tchétchénie qu’il n’hésitera pas à décrire comme « une petite guerre victorieuse dans le Caucase », camouflant ainsi l’atrocité de cette guerre
Quant à l’opinion publique russe, elle est en cette fin de 1999 encore sous le coup de la disparition de l’empire soviétique et ses conséquences, elle subit maintenant la peur puis les humiliations venant de la tournure terroriste prise par la confrontation avec les Tchétchènes, elle doit supporter les accusations provenant de la presse occidentale à propos des nouveaux scandales financiers internationaux, tout ceci dans une atmosphère de dédain affiché par les grands de ce monde envers l’ex-puissance de l’Est.
Vladimir Poutine est officiellement désigné le 31 décembre 1999 président par intérim par Boris Eltsine.
Année 2000, les relations délicates entre Vladimir Poutine et Boris Eltsine.
Cette désignation au poste de président par intérim, si elle est officiellement liée à la démission de Boris Eltsine pour …raison de santé est bien plus probablement imposée par Vladimir Poutine.
Un premier indice apparait dès le premier jour de son entrée en fonction : Vladimir Poutine signe un premier décret : ce décret assure l’immunité judiciaire de Boris Eltsine et de ses proches. C’est une manière brutale de mettre fin à toutes les rumeurs et aux enquêtes sur les malversations financières de son prédécesseur.
De son coté, la presse russe, absorbée par le suivi de la guerre en Tchétchénie, et désormais sous le contrôle du gouvernement ne parlera plus de ces affaires financières.
En mars 2000, grâce à son discours « patriotique », Vladimir Poutine est élu président de la Russie. Ce soir là, Boris Eltsine, désormais à l’écart de la vie politique, passe la soirée en famille. Cette soirée a été filmée: on peut voir son sourire satisfait à l’annonce à la télévision de l’élection de Vladimir Poutine. Sa fille Tatiana lui suggère aussitôt d’appeler Poutine au téléphone pour le féliciter, ce que fait immédiatement Boris Eltsine.
A sa grande surprise, Poutine ne se rend pas disponible et annonce qu’il …appellera plus tard. Boris Eltsine ira se coucher à 1 heure du matin sans avoir reçu le moindre coup de fil de son successeur.

En décembre 2000, Boris Eltsine sera interviewé par des journalistes indépendants. A la fin de cette interview, il va se montrer furieux et ironique quand le journaliste va évoquer le retour de certains symboles soviétiques imposés par Poutine.
En effet, le 6 décembre, Vladimir Poutine venait de décider de rétablir comme hymne national de la Russie, « l’Hymne de l’Union Soviétique » si cher à Staline, il acceptait néanmoins d’en modifier les paroles en …supprimant les références à Lénine, au communisme ainsi qu’à l’idée… d’une union indestructible entre les différentes républiques soviétiques…
Vladimir Poutine avait également décidé de rétablir le drapeau rouge au sein de l’armée russe. Boris Eltsine furieux conclura cet interview par une jolie pirouette : « Je sens le rouge…».
Sources : Divers articles du journal « Le Monde » (1998 à 2000) auteurs: Natalie Nougayrede, Sophie Shibab, François Bonnet, Agathe Duparc
Emission France Info (Baptiste Boyer)
Film: « Poutine, l’espion devenu président » sur France TV
Annexe
06/2022 Fortune estimée de V Poutine : voir :https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/06/20/patrimoine-de-vladimir-poutine-une-mysterieuse-cooperative-de-societes-mise-au-jour-grace-a-des-fuites-de-donnees_6131234_4355770.html?xtor=EPR-33280931-%5Balert%5D-20220620-%5Barticle%5D&M_BT=45352854659325