Le 31 décembre 1999, nous résidons à Moscou depuis plus de trois ans. Je suis chargé de la mise à niveau d’une société filiale du géant gazier Gazprom et mon épouse est enseignante au lycée français. Témoins privilégiés de l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, voici comment nous avons vécu cette période plutôt chaotique et inquiétante.
La démission de Boris Eltsine,

Les vacances de Noël en France étant terminées, nous sommes de retour à Moscou ce 31 décembre 1999. En fin de matinée, à notre grande surprise, le Président Boris Eltsine apparaît à la télévision sur la chaine publique alors qu’aucune intervention n’était annoncée.
D’habitude, Boris Eltsine se montre décontracté, souriant, bavard et …plutôt alcoolisé. Aujourd’hui, il n’en est rien : il est grave, froid et son intervention est brève, prononcée à voix très basse : « (Ya Ourajou….) Je pars, j’ai fait tout ce que je pouvais. Ce n’est pas en raison de ma santé, mais pour l’ensemble de tous les problèmes. Une nouvelle génération vient me remplacer. J’ai chargé le chef du gouvernement, Vladimir Poutine, de prendre mes fonctions. Dans trois mois, le peuple décidera »
Boris Eltsine disparait de l’écran discrètement, sans aucun « au revoir », puis Vladimir Poutine prend le relais pour présenter brièvement ses vœux à la nation en ce premier jour du nouveau millénaire
Cette démission est une vraie surprise car les élections présidentielles étaient en principe prévues six mois plus tard, au mois de juin 2000 et Boris Eltsine avait toujours prouvé son attachement au pouvoir, au cours des dix années précédentes. Certes, Vladimir Poutine vient de remporter les élections législatives avec son parti L’Unité, il est désormais désigné comme le dauphin du président Eltsine et ses premiers discours de premier ministre ont exprimé une grande fermeté de la Russie, qui doit faire face à une nouvelle guerre en Tchétchénie. Il a pu, ainsi, acquérir une certaine popularité. Mais ce Vladimir Poutine n’est apparu dans la vie politique que cinq mois auparavant, désigné comme premier ministre, par Boris Eltsine qui fait peu de cas de ses premiers ministres et n’hésite pas à les « démissionner » avec fracas. Ainsi, au cours des dix huit derniers mois, il a changé de premier ministre à quatre reprises.
Qui est Vladimir Poutine ?

En 1985, Vladimir Poutine a 32 ans, il est affecté au KGB à Dresde, ville située alors en République Démocratique Allemande, intégrée à l’URSS. Il y restera jusqu’en 1990. Il est donc chargé de recueillir des renseignements sur les hommes politiques et les ennemis potentiels du bloc soviétique. L’usage veut que l’on porte un pseudonyme dont la première lettre correspond à celle de son nom de famille. Désormais, il sera l’officier « Platov », en référence à un général russe qui commanda les troupes cosaques contre Napoléon.
C’est à Dresde qu’il va vivre la dislocation de l’URSS qu’il décrira plus tard comme la « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ».
Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre et le 5 décembre, enfermé dans les bureaux du KGB de Dresde, menacé par des manifestants, il racontera : « Nous avons détruit tous nos dossiers, tous nos liens, contacts et tous nos réseaux d’agents. Moi-même, j’ai brûlé une grande quantité de documents. Nous en avons tellement brûlés que le four a craqué. »
En 1990, lorsque Vladimir Poutine revient à Leningrad (qui reprend le nom de Saint Pétersbourg en 1991), tout est sens dessus dessous. L’appartenance au KGB n’est plus un sauf-conduit pour faire carrière, mais une tache sur un CV qu’il faut dissimuler ou monnayer. D’ailleurs, des milliers d’officiers ont commencé à quitter le KGB.
Vladimir Poutine parvient néanmoins à rejoindre Anatoli Sobtchak, tout juste élu, en 1990, à la tête du conseil municipal de Leningrad. Sobtchak devient bientôt le premier maire élu de Saint Pétersbourg et Poutine suit ses traces pas à pas. Anatoli Sobtchak sera bientôt promu figure libérale de la nouvelle Russie.
Ce début des années 90 est une période de transition difficile, la Russie s’ouvre aux investissements étrangers, Pepsi-Cola et McDonald’s s’implantent à « Piter »(appellation populaire de St Pétersbourg) » et le « business » sans foi ni loi se développe. Les mafias contrôlent les grandes usines ainsi que le port.
Poutine est adjoint du maire, en charge du comité aux relations économiques extérieures. Il finit par attirer des soupçons dans une affaire de détournement de matières premières. En mai 1992, un rapport rédigé par deux députés locaux, Marina Salié et Youri Gladkov, tous deux décédés depuis…, évalue à 100 millions de dollars, les sommes ainsi escamotées et met en cause Poutine. Cependant Sobtchak refuse de se séparer de Poutine et le fameux rapport finit même par disparaître des archives.

C’est à Saint-Pétersbourg que Poutine se constitue une véritable garde rapprochée. Nous citerons: Dmitri Medvedev, qui deviendra premier ministre puis président « par intérim » de 2008 à 2012, Igor Setchine, aujourd’hui patron du géant pétrolier Rosneft, Vitali Moutko, le sulfureux ministre des sports, qui sera éclaboussé par le scandale du dopage d’Etat des athlètes russes, aux Jeux olympiques de 2014 à Sotchi, et, enfin, Evgueni Prigogine qui a hérité du surnom de: « cuisinier de Poutine », car il accueille Poutine dans son restaurant, le New Island dès 2000. Il est aujourd’hui considéré comme le propriétaire de la célèbre compagnie de mercenaires Wagner.
En 1996, après la défaite électorale de Sobtchak, l’inconnu Vladimir Poutine accède au Kremlin. Il est d’abord simple collaborateur de la tentaculaire administration présidentielle, instituée par Eltsine, puis, devient adjoint à la direction juridique, péniblement coopté par quelques anciens de « la bande de Saint-Pétersbourg » ayant travaillé avec lui, tel que, Alexeï Koudrine, ministre des finances. Après avoir rongé son frein, sur un strapontin, dans l’orbite du Kremlin, sa réputation d’ancien du service d’espionnage, le KGB, lui permet d’être nommé, en 1998, directeur du FSB, les nouveaux services de sécurité qui ont succédé au KGB.
1998: Moscou et la Russie : une grande instabilité politique et une économie en déroute.
Revenons à nos souvenirs personnels: installés en Russie depuis 1997, nous allons vivre à Moscou dès 1998 une période difficile et angoissante.

Dès le mois de mars, l’instabilité politique se traduit par le limogeage du premier ministre Viktor Tchernomyrdine, au pouvoir depuis 1992. Le président Boris Eltsine a pris cette décision, après dix jours d’absence pour maladie.
La crise économique couve: le service de la dette, intérieure et extérieure, ne cesse de croître, la chute des prix du pétrole et des matières premières affecte également la balance commerciale. La crise de régime est bien profonde: dans l’ombre du président, s’agitent « oligarques* », groupes de pression, clans divers et opposés pour influencer Boris Eltsine dans le sens de leurs intérêts politiques et économiques personnels. On y retrouve entre autres Boris Beresovsky(1) et des « jeunes réformateurs » Anatoli Tchoubaïs(2) et Boris Nemtsov(3),
En mai, mes collègues russes découvrent des mots tout à fait inconnus dans leur monde d’avant, les mots « grève » et « licenciements » Ils me parlent, sidérés, des mineurs en colère qui bloquent les lignes de chemins de fer, en Sibérie, depuis six jours : ils protestent contre les retards dans les versements de leurs salaires et leurs difficiles conditions de travail. C’est la première fois que des russes osent devant moi discuter de la situation économique et de la politique chaotique de leur pays. Jusqu’à présent, ils étaient toujours discrets sur ces sujets car, héritiers du monde soviétique, il fallait toujours « se méfier de l’étranger ». Ils ne m’avaient pas caché à mon arrivée que, en tant qu’étranger, on nous surnommait, avec ironie, les « Zapadnii » : « ceux qui viennent de l’ouest… ».

En aout, de retour de congé, une nouvelle surprise nous attend: les étalages des grands magasins sont presque vides essentiellement de produits alimentaires, même le célèbre magasin GOUM sur la Place Rouge avant tout destiné aux touristes étrangers, parait abandonné. Le rouble a perdu en quelques heures 60% de sa valeur. Un collègue français venu s’installer récemment à Moscou résume la situation par ces mots: « Il n’y a plus de change, plus de moyens de paiement… Les entreprises ne peuvent plus travailler. »
L’usine que je suis chargé de remettre à niveau est située à Kaliningrad (ex Koenigsberg). Kaliningrad est une enclave russe située au bord de la mer baltique, coincée entre la Lituanie et la Pologne. L’usine appartient au groupe Gazprom et emploie trois cent personnes. Fin septembre, me rendant à Kaliningrad, je retrouve le responsable russe de l’usine derrière son bureau angoissé, totalement plongé dans son carnet de notes, passant son temps au téléphone. Il finira par m’expliquer qu’il n’était pas en mesure de payer à la fin du mois les salaires de ses employés et qu’il cherchait une solution alternative en leur fournissant directement de quoi se nourrir. Il me murmure même cette phrase en parlant du gouvernement russe : « Ils sont tous des incapables, surtout Eltsine»

En sortant de l’usine, je vois effectivement les ouvriers faire la queue derrière une grande charrette, remplie de choux et repartir chez eux, chacun avec un ou deux choux dans les mains.

De retour à Moscou, la misère est présente partout, même dans les beaux quartiers. Je remarque également que mes collègues russes pourtant ingénieurs, régulièrement payés, se précipitent chaque vendredi soir pour prendre en famille la route de leur datcha située dans la banlieue de Moscou. Ils m’expliquent qu’à l’époque de Kroutchev, chaque citoyen s’était vu attribuer un lopin de terre pour cultiver ses propres légumes. Devant cette nouvelle crise alimentaire, craignant la prolongation de la pénurie, mes collègues recommencent à cultiver des pommes de terre et des choux pour assurer la survie de la famille au cas où… Ils m’expliquent également que, le nouveau premier ministre Evgueni Primakov rentré en fonction début septembre, est un ancien apparatchik soviétique et ex-chef du contre-espionnage et que donc, « tout cela nous ramène au monde d’avant »
De mon coté, l’activité professionnelle me conduit régulièrement à reprendre la route de la France. A chaque retour vers Moscou, je n’oublie pas de mettre dans mes bagages de la viande fraiche et les légumes absents des rayons moscovites. Je suis accueilli à bras ouverts par mes amis avec qui nous partageons de bons repas.
Nous laissons pour le moment de coté les problèmes liés à l’hygiène, l’environnement et l’alcoolisme.
1999 : la guerre au Kosovo puis en Tchétchénie, le pouvoir d’Eltsine remis en cause.
La crise financière d’août 1998 vient aggraver une situation remontant à l’époque soviétique. Le rouble devient une monnaie-fantôme et le gouvernement russe reconnaît que, désormais, 60 % à 70 %, de l’économie du pays fonctionne sur des systèmes de troc et de paiement en nature ce qui favorise la corruption et les détournements de toutes sortes. Heureusement, fin mars, le premier ministre russe trouve un accord avec le FMI et la crise économique commence à s’apaiser.

La guerre au Kosovo :Mais, en ce même mois de mars, la presse de Moscou annonce que le premier ministre Evgueni Primakov en vol au dessus de l’atlantique en direction des Etats Unis a fait faire demi-tour à son avion. Il revient furieux en urgence à Moscou. Il a appris en cours de vol que l’OTAN venait de lancer une intervention armée en ex Yougoslavie, au Kosovo. Il est irrité car cette intervention a été décidée sans l’accord de l’ONU, donc, sans l’accord de la Russie.
A l’époque de l’URSS, dans la Yougoslavie fédérale, les Kosovars étaient considérés comme les égaux des Serbes. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic, les Serbes refusent de maintenir l’autonomie et l’indépendance du Kosovo. Les Kosovars en majorité d’origine albanaise vont successivement subir l’abolition de leur statut territorial, de leurs droits culturels et d’éducation ; leurs fonctionnaires sont licenciés, avant d’être menacés puis contraints de fuir ou de devenir des étrangers dans leur propre pays. En 1997, les Kosovars vont mettre en place une guérilla séparatiste, l’UCK contre laquelle les forces serbes et des groupes paramilitaires vont exercer une répression brutale et sanglante. C’est pour stopper cette « crise humanitaire » que l’OTAN est intervenue, sans demander l’accord de l’ONU.

Les Russes sont choqués car d’un coté, il s’agit de la première intervention de l’OTAN sur un territoire de l’ex Union Soviétique et de l’autre, traditionnellement, ils soutiennent la Serbie, car ce pays slave, a toujours été considéré comme un pays frère qui partage la même religion qu’eux, la religion orthodoxe.
Boris Eltsine lance un appel « au monde entier » pour tenter de stopper cette intervention de l’OTAN (donc, vu par lui, des Américains). Il confie à son ministre des affaires étrangères, Igor Ivanov, le soin de qualifier de « génocide » les attaques de l’OTAN et, de dénoncer « les foyers terroristes d’islamistes fondamentalistes kosovars ». Boris Eltsine se garde de tout propos extrême mais il n’a aucun mot pour les trop nombreuses victimes et les milliers de réfugiés kosovars (4).
La Tchétchénie de nouveau en crise: En mars également, se produit un incident grave avec la Tchétchénie : le général Guennadi Chpigoun, représentant du ministère de l’intérieur russe en Tchétchénie est enlevé sur l’aéroport de Grozny – la capitale tchétchène – et, comme d’habitude, une forte rançon est exigée pour sa libération. Moscou réagit avec une inhabituelle fermeté: outre un ultimatum adressé aux ravisseurs, les troupes russes basées aux frontières de la République indépendantiste sont placées en état d’alerte. Tous les représentants de Moscou, installés à Grozny, sont évacués.

Il faut savoir que la Tchétchénie vient de manifester sa volonté d’indépendance : sous la pression des plus radicaux de son entourage, le président tchétchène, Aslan Maskhadov, veut faire de son pays un État islamique et a proclamé, début février, la charia (loi islamique) dans l’ensemble de la république.
Le 11 aout, la presse annonce que les forces russes ont renforcé leurs positions dans le sud du Daghestan, petit pays voisin de la Tchétchénie, se préparant à « une bataille décisive » contre les combattants islamistes venus de la Tchétchénie voisine. Les combats dans le Caucase russe sont les plus violents depuis la fin de la première guerre en Tchétchénie en 1996.
Ce même jour, le premier ministre Sergueï Stepachine qui a succédé à Primakov il y a quelques mois, déclare « Aujourd’hui, la situation au Daghestan est très difficile. Il se peut que nous perdions réellement le Daghestan ». C’est sa dernière déclaration, car Boris Eltsine estime que ce discours est une marque de faiblesse et le limoge immédiatement.
Un nouveau premier ministre :

Vladimir Poutine est alors nommé par Eltsine comme premier ministre par intérim. Dans sa première déclaration, Vladimir Poutine annonce, sans plus de précision, que la raison de sa nomination est la volonté du président russe d’un changement de politique au Caucase russe. Il n’exclut pas la « possibilité d’instaurer un régime spécial dans les territoires bordant la Tchétchénie. »
Dans son discours au parlement russe, la Douma, Poutine annonce:
« Nous frapperons sur la Tchétchénie. Partout où les bases de ces combattants islamistes, de ces bandits se trouvent. La Tchétchénie fait partie du territoire de la Russie ».
Changement d’atmosphère à Moscou: En septembre, l’écho de cette guerre lointaine retentit dans Moscou et nous allons vivre avec les moscovites sous la psychose des attentats terroristes.
Un premier attentat à la bombe dans le plus grand centre commercial de Moscou, à proximité du Kremlin, fait 41 blessés. Il est suivi le 9 septembre par une déflagration qui détruit complètement un immeuble de la banlieue de Moscou et fait 70 morts, 250 blessés.

Le journal Sevodnia (aujourd’hui) titre « La guerre du Caucase est arrivée à Moscou » atteste la thèse d’attentats exécutés par des terroristes Caucasiens.
Mes collègues russes sont atterrés, et surtout, ils croient peu à la thèse d’attentats caucasiens, reconnaissant là plutôt les méthodes de l’ex KGB. Ils osent même me dire « On veut nous faire peur, on veut nous obliger à rentrer dans le rang à la veille des élections ». En effet, les élections législatives sont prévues en décembre 1999 et, au même moment, la guerre des alliances pour le pouvoir fait rage à Moscou.
Le clan de Boris Eltsine que l’on appelle « la famille » est isolé et cerné de tous côtés par les « affaires », et, compte tenu de la situation, semble vouloir reporter les élections législatives.
Quand au nouveau premier ministre Vladimir Poutine, il déclare que la réponse de l’État aux terroristes, « des bêtes sauvages enragées », sera « sévère ».
Un nouvel attentat dans le sud de la ville crée une immense émotion. En une semaine, plus de 290 personnes ont ainsi été tuées à Moscou et nous vivons désormais dans la psychose d’une vaste campagne terroriste.
Nous allons être témoins et victimes du changement d’attitude des autorités moscovites :

Mi- septembre, une « opération antiterroriste » baptisée « Vikhr » (Rafale) est lancée sur tout le territoire russe. La « chasse aux culs-noirs » est ouverte (pour le russe, le cul noir désigne ainsi le Caucasien et plus particulièrement le Tchétchène, une marque de profond racisme et de mépris), des dizaines de milliers de personnes sont contrôlées sur le seul critère de leur faciès, souvent harcelées, insultées, battues. A Moscou, on retrouve ces Caucasiens essentiellement comme fournisseurs sur les marchés, et, nous les voyons subir la pression de la police qui peut exiger à tout instant leur « propiska », un certificat de résidence délivré par les autorités.
Un matin, un collègue français expatrié comme moi, reçoit un coup de téléphone de sa femme complètement bouleversée. Au volant de sa voiture dans Moscou, elle a été arrêtée par des policiers armés qui mettent sa voiture en fourrière, la laissant seule en pleine rue. La raison: elle n’a pas de permis de conduire russe. Présents à Moscou depuis plusieurs années, ce permis ne nous avait jamais été demandé. L’ambassade de France nous confirme effectivement le lendemain cette nouvelle exigence : tous les étrangers doivent désormais « passer le permis ». En passant ce « permis », je note tout de suite que cette opération est en fait totalement bidon car l’examen se limite à la présentation de six situations de conduite sous forme de dessin, l’examinateur ne s’exprime qu’en russe mais il relève avec le plus grand soin les coordonnées de chaque candidat… Ainsi, par cette simple opération, Poutine met à jour sa liste de tous les étrangers présents à Moscou.

A Moscou, nous habitons non loin de la célèbre agence Tass. Un soir d’octobre, mon épouse, ses courses terminées, passe en face de cette agence quand elle se retrouve brutalement avec un canon de kalachnikov dans le dos, un soldat l’oblige à se plaquer contre la vitrine de l’agence, les bras en l’air. Elle constate qu’une vingtaine de personnes se retrouvent dans la même situation qu’elle. Elle a le temps de reconnaître l’entrée dans l’agence Tass d’un certain Alexandre Loukachenko qui sévit déjà comme le dictateur de la Biélorussie et déjà à la botte de Moscou. La presse rapporte que, lors de son séjour, Alexandre Loukachenko a déclaré « Les Russes peuvent compter sur l’armée biélorusse, … si des problèmes surgissent à sa frontière occidentale avec l’OTAN ».
Les entreprises étrangères subissent également le contrôle brutal de la police financière. Notre entreprise est épargnée, la proximité de notre filiale avec le géant du gaz GAZPROM incite les nouvelles autorités à….. ne pas « enquêter ».
Ce ne sera pas le cas de certains collègues. Un soir, tard, un ami délégué d’un groupe automobile français sonne à notre porte, par prudence il ne nous a, ni téléphoné, ni avertis au préalable. Il arrive avec un dossier confidentiel qu’il nous demande de camoufler quelque part. La police financière russe vient brutalement d’occuper ses bureaux et de lui interdire l’entrée de ses propres bureaux. Heureusement, les russes ne trouveront rien de compromettant et cette opération n’aura aucune suite.
Quand au nouveau premier ministre Vladimir Poutine, il va remporter les élections législatives du 19 décembre avec son nouveau parti « L’Unité ».
Pour cela, il va utiliser deux leviers :
D’abord, afficher la volonté d’en finir rapidement avec la guerre en Tchétchénie. Il déclare que la réponse de l’État aux terroristes, « des bêtes sauvages enragées », sera « sévère » et que pour cela, il fait confiance aux forces armées russes.
Puis, à la surprise générale, rechercher et obtenir le soutien du parti communiste. En fait, il n’ignore pas que la nostalgie est encore dans les cœurs des Russes de l’an 2000. Nombre d’entre eux continuent à voter communiste, ils gardent en mémoire l’époque où salaires et retraites étaient régulièrement versés, où l’ordre régnait dans la rue, où le gangstérisme et la corruption ne s’étalaient pas impunément.
2000 : démission d’Eltsine, l’atroce guerre en Tchétchénie, Poutine président.
Boris Eltsine démissionne le 31 décembre et laisse la main à son poulain Vladimir Poutine qui vient de remporter les élections législatives.
L’accession de Vladimir Poutine à la présidence russe (par intérim) a tétanisé les moscovites: mes collègues russes restent de glace. Ils constatent, dubitatifs, que, à Moscou, les attentats ont cessé dès que l’opinion russe a clairement soutenu la nouvelle guerre lancée par l’armée russe en septembre contre la Tchétchénie. Ces attentats étaient-ils vraiment l’œuvre de groupes tchétchènes ? Pourquoi auraient-ils cessé d’y recourir, alors que les bombardements aveugles de l’aviation et de l’artillerie russes ont fait depuis trois mois des milliers, de victimes parmi les civils tchétchènes ?
Quand à la guerre en Tchétchénie, elle est loin de se dérouler comme l’affirmait Vladimir Poutine début aout: « le problème des « islamistes » au Daghestan devrait être réglé dans les deux semaines »
Mi-janvier 2000, la responsable de l’Association moscovite des mères de soldats annonce que plus de trois mille soldats russes ont été tués depuis le début de la guerre en Tchétchénie et six mille autres ont été blessés.
De son coté, le 16 janvier, Poutine annonce, à St Petersbourg, sa candidature à la Présidence de la Russie. Se gardant de parler de la guerre de Tchétchénie et des pertes subies par l’armée russe, il s’emploie à démontrer ses capacités de « rassembleur », annonçant une hausse des retraites et une augmentation des salaires des enseignants et des médecins. Il promet de renforcer la défense et déclare « Nous voulons tous que notre pays soit un Etat puissant, grand et fort. Cela est impossible si nous ne disposons pas de forces armées puissantes ». Objectif électoral atteint : une étude de la Fondation opinion publique note que sa politique est approuvée par 76 % des Russes.

Début février, j’aurai l’occasion de serrer la main d’Hubert Védrine à l’Ambassade de France à Moscou. En effet en tant que délégué d’un groupe français, j’étais invité régulièrement à l’Ambassade en tant que « conseiller du commerce extérier ». Hubert Védrine, notre ministre des affaires étrangères, en visite officielle à Moscou, venait de passer un long moment avec Vladimir Poutine. Visiblement, il sortait plutôt gêné de cette entrevue, il reconnaissait combien il était difficile pour la France de montrer, à la fois, sa volonté d’aider à long terme la Russie à devenir un pays moderne et, en même temps, de dénoncer la façon intolérable et archaïque dont était traité le problème tchétchène. Il ne cachera pas que, de son coté Poutine, ne l’entendait pas ainsi et exigeait même que l’on se range à ses arguments sur la Tchétchénie ………..de toute façon, la Tchétchénie est un problème « conjoncturel », qui ne doit pas affecter la relation à long terme, « stratégique », avec Moscou. A l’issue de cette rencontre, Hubert Védrine a néanmoins transmis à M. Poutine une invitation à Paris pour le lendemain de l’élection qui, en mars, le fera selon toute probabilité président de Russie.

Le 6 février, le président par intérim apparaît à la télévision pour annoncer la « libération » de la capitale tchétchène. Vladimir Poutine explique que « la dernière poche de résistance, le district Zavodski, a été libérée. Sur l’un des bâtiments administratifs, le drapeau russe a été hissé, de sorte que l’on peut dire que l’opération de libération de Grozny est terminée ».
Vladimir Poutine met ensuite l’accent sur la maîtrise de l’information. Il estime que « Une partie significative de l’opinion internationale est sous l’impact de la propagande terroriste, d’une image extérieure. Cela indique que nous ne montrons pas assez l’essence des événements ».
A partir de ce jour, les chaînes télévisées russes ne montrent plus que les premières images de « Grozny libérée » et la presse reste silencieuse. Ce n’est plus à Moscou que j’apprendrai qu’en Tchétchénie, les Russes massacrent des civils, détruisent des villages entiers, internent une partie de la population dans des camps de filtration comme celui de Tchernokozovo, au nord de la Tchétchénie, où sont « triés » des civils tchétchènes, dont des femmes, des enfants et des vieillards. C’est à travers la presse française que j’apprendrai que des sections du FSB (ex-KGB) viennent d’être restaurées dans l’armée ; une branche du même FSB vient d’être chargée de surveiller la presse.
Seul, le scandale de l’affaire Andreï Babitski va nous permettre de constater que l’on pouvait désormais sonner le glas de la liberté de parole en Russie.
Andreï Babitski est journaliste à Radio-Svoboda ( Radio Liberté), il témoigne sans filtre et régulièrement de la guerre à Grosny. Il disparaît mi-janvier, dix jours se passent avant que les autorités russes n’avouent, du bout des lèvres, que le journaliste est détenu au « camp de filtration » de Tchernokozovo au nord de la Tchétchénie. Selon les témoins il a été interpellé le 16 janvier à la sortie de Grozny. Le journaliste a, soit disant, été échangé, « de son plein gré », contre deux soldats russes à des « commandants tchétchènes », qui, l’enquête le confirmera, n’existent pas.

Pour étayer les dires du Kremlin, des cassettes vidéo – grossièrement truquées – sont exhibées. Sur l’une, les coupes sont flagrantes et le « Tchétchène » masqué qui récupère Babitski en le tirant par le bras a plutôt l’air d’un membre des forces spéciales russes. Cette affaire contient tous les ingrédients qui firent, jadis, la gloire de la maison KGB : rapt, déstabilisation, vidéos truquées et montages grossiers.
Le 5 février, Radio-Svoboda qui n’est pas encore sous contrôle, osera diffuser les informations suivantes : Vladimir Poutine aurait, vendredi 4 février, convoqué les grands journaux pour leur expliquer l’affaire depuis les alcôves du Kremlin. « Désormais, Babitski va avoir peur, il va enfin comprendre où il a mis les pieds ! », aurait-il lâché. Mais le comble du cynisme est atteint le 7 février, lorsque le parquet russe – dont on nous a précédemment expliqué qu’il avait supervisé l’« échange » – convoque Andreï Babitski pour interrogatoire, le menaçant d’arrestation en cas de non-comparution.
Le journaliste est finalement libéré fin février avec interdiction de sortir de Moscou et la guerre en Tchétchénie et ses atrocités continuent dans le silence des médias.
En mars 2000, Vladimir Poutine sera élu haut la main comme président de la République de Russie.
En juillet, ma mission se termine : si l’outil industriel de la filiale de Gazprom à Kaliningrad est remis à niveau, l’organisation commerciale reste embryonnaire. Mais nous sommes bien heureux de quitter Moscou toujours sous le choc de cette guerre dans le Caucase.
Nous laisserons la conclusion au journaliste Thierry Wolton du journal « Le Monde » qui, dans un article consacré à Vladimir Poutine, écrivait le 24 février 2000 :
« Homme du KGB, une organisation directement responsable de dizaines de millions de morts (et qui n’a jamais fait son autocritique ni exprimé le moindre regret), Vladimir Poutine a été formé à la meilleure école soviétique, celle du mensonge, de la brutalité, du cynisme. Après quelques semaines de pouvoir, toutes ses « qualités » sont déjà apparues au grand jour.
Les dirigeants occidentaux ne pourront donc pas feindre la surprise lorsque, une fois élu, il partira en guerre contre toutes les valeurs qui nous sont chères, faute d’avoir su le mettre en garde et de lui avoir tenu tête à temps. »
F LENGLET 03/2022
Notes 1- Boris Beresovsky : oligarque de Moscou, soutien initial de Poutine. Poursuivi pour fraude et évasion fiscale se suicide à Londres en 2013.
2- Anatoli Tchoubaïs : oligarque russe, ex président du monopole de l’électricité RAO EES Russie , a échappé à un attentat à Moscou en 2005 .
3-Boris Nemtsov : membre du conseil de sécurité de 1999 à 2003, devenu vif opposant à Poutine, est assassiné près du Kremlin en 2015.
4- La Force pour le Kosovo (KFOR) est une force armée multinationale mise en œuvre par l’OTAN dans le Kosovo, afin d’assurer un environnement sûr et sécurisé et de garantir la liberté de mouvement. Elle se compose aujourd’hui de 4000 militaires.
Sources :
- Journal Le Monde 1998 / 2000
- POUTINE L’Itinéraire secret Vladimir Fédorovski Editions du Rocher 2014
Annexes:


Merci François pour ton récit, je ne savais pas que tu avais passé trois ans à Moscou. Très intéressant de voir que rien n’ a changé depuis cette époque. Transmets mes amitiés à ton épouse. Amicalement Jean-Marc
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