Au printemps 1814, l’Empire français approchait de sa fin: les forces alliées s’emparaient de Paris, Napoléon abdiquait et les Bourbons reprenaient le pouvoir dans le pays. En signe de respect pour l’homme qui avait autrefois détenu le pouvoir sur toute l’Europe, les forces alliées ont laissé à Bonaparte le titre d’empereur, mais seule la petite île méditerranéenne d’Elbe demeurait sous son contrôle.

Après avoir fait ses adieux à Fontainebleau le 20 avril 1814, Napoléon prit la route en direction du sud et le port de Saint Raphael. L’empereur déchu a effectué ce trajet modestement, dans une simple voiture hippomobile, accompagné d’un petit convoi et de plusieurs émissaires qui lui avaient été spécialement affectés par les membres de la Coalition dont un certain lieutenant général Pavel Chouvalov envoyé par le Tsar Alexandre 1ier..
Au fur et à mesure que l’Empereur descendait vers la Provence, les manifestations de la population changeaient : les timides « Vive l’Empereur ! » entendus par exemple à Montélimar le dimanche 24 avril, furent bientôt couverts par les « Vive le roi ! » lancés par une foule virulente et hostile.
A Donzère, les habitants essaient d’immobiliser sa berline et demandent qu’on leur livre « le Corse »,

Le 25 Avril, un véritable danger l’attendait dans la commune d’Orgon, au sud d’Avignon. Sur le chemin du cortège, la foule avait en effet installé une potence avec un épouvantail de Napoléon s’y balançant. À son passage, des gens se sont alors précipités vers la voiture fermée, essayant de faire sortir l’empereur déchu et de le tuer. C’est alors qu’intervient le comte Chouvalov. Il a été le seul à résister à l’assaut et à repousser les citoyens avec ses poings et ses cris. Ayant gagné un temps précieux, il a donné le signal au cocher de partir le plus vite possible d’Orgon.
Ayant manqué Bonaparte, la foule était par conséquent prête à écharper Chouvalov lui-même. Cependant, lorsque les protestataires ont appris que devant eux se trouvait un général russe, la rage s’est transformée en de joyeux cris : « Vive nos libérateurs ! ».
Peu après cette agression, Chouvalov rattrape le cortège de Napoléon et lui propose d’échanger leurs pardessus puis ainsi déguisé, de monter dans sa voiture qui devancerait le cortège officiel d’une heure. Ainsi, a expliqué le général russe, si un intrus surgissait, il s’en prendrait à lui et non à Bonaparte. Lorsque le souverain vaincu s’est informé de ses motivations, il a reçu la réponse suivante : « Mon empereur Alexandre m’a chargé de vous conduire à votre lieu d’exil sain et sauf. Je considère comme un devoir d’honneur d’exécuter les ordres de mon empereur ».
Napoléon parcourt ainsi pendant trois heures la route et s’arrête dans une auberge (la « Calade ») avant Aix.

Le Cannet des Maures
Il repart de nuit dans sa berline habillé en général autrichien jusqu’au Luc où il se rend au château de Bouillidou où réside sa sœur Pauline. Deux escadrons du « Liechesten-Hussard » y campent déjà lorsque l’Empereur et son escorte s’y présentent vers 16h le mardi 26. Napoleon descend de voiture enveloppé du long manteau du général Koller et coiffé d’une casquette. Sa sœur, choquée de le voir travesti dans l’uniforme ennemi refusa de le voir tant qu’il ne s’était pas changé.
Napoléon reprend sa dignité et revêt sa tunique d’officier des guides de la Garde avant de retrouver Pauline.
Il était initialement prévu d’embarquer à Saint-Tropez sur le brick « L’Inconstant « , dépêché depuis Toulon par la Marine redevenue « Royale », mais le mauvais chemin des Maures ne permettant pas le passage de la trentaine de voitures de la suite et des bagages, les commissaires décident qu’on prendrait la mer à Saint-Raphaël.
Il quitte le Bouillidou pour gagner Fréjus. Il s’installe à l’auberge du maître de postes Pascal (Actuellement : 129, rue Charles De Gaulle) qui lui donna, dit-on, la même chambre occupée deux mois plus tôt par le pape Pie VII. Il n’est l’objet ni d’insultes ni de menaces et les curieux envahissent même respectueusement couloirs et escaliers pour l’apercevoir.
Dans la rade, étaient mouillées deux frégates, une anglaise l’« Undaunted « commandée par le capitaine Usher, et une française la « Dryade « aux ordres de M. de Montcabrier, toutes deux battant pavillon anglais. Napoléon refusa les services de Montcabrier et envoya vertement promener le patron du brick « L’Inconstant « qui l’aurait attendu à Saint-Tropez :
« Allez-vous faire foutre avec votre brick pourri «
sans se douter que ce modeste bâtiment lui serait attribué par Louis XVIII au lieu de la frégate promise !

Avant de prendre la mer, Napoleon offrira son sabre au comte Chouvalov en remerciement de lui avoir sauvé la vie. Chouvalov chérira jusqu’à sa mort cette lame, que Napoléon, alors premier consul, avait reçu pour sa campagne d’Égypte.
Le vent manquait quand le soir du lendemain jeudi, l’Anglais vient le chercher en voiture pour le conduire à bord. Ils sont accueillis à Saint-Raphaël par 24 coups de canon tirés en l’honneur des officiers russes et autrichiens que le fugitif, dans son orgueil inconscient, prend comme un hommage.
Le vent revenu, il atteindra mollement l’Ile d’Elbe après cinq jours de mer, le 3 mai 1814.
Témoignage:
Il existe un seul témoignage écrit de cet embarquement qu’en avait fait à l’époque Monsieur Villy, un bourgeois de la commune de Saint Raphaël :

« Napoléon est arrivé hier 26 vers les 10 à 11 heures du matin. Il avait couché la veille à une campagne près du Cannet. Il est logé à l´Hôtel de la poste ; il y a quatre commissaires des nations coalisées, on dit qu´il y a un fils du général Chouvalov, un colonel anglais; il y a le général Bertrand, maréchal du palais, un détachement de 80 cavaliers hongrois.
Hier matin vers 10 heures arriva une frégate anglaise, une de celles qui ont été à Marseille. Le capitaine dit qu´il avait été reçu avec une grande joie par plus de 80.000 personnes. Ce capitaine débarque tout de suite à Fréjus ayant libre entrée. C´est un aide de camp autrichien qui commande à ce que l´on dit le détachement qui est à Fréjus. Il s’embarqua avec le bâtiment de la douane avec M. M. Cartier et Coquilhat. Celui-ci lui donna un bon mouillage. Ils dînèrent tous les deux à la frégate. Ils furent reçus en amis.
Ce soir vers les cinq heures arriva une frégate de St Tropez avec un bricq et une tartanne pour les équipages ( et les ) carrosses. Vers les 6 heures, il arriva deux carrosses, on supposa que dans un il y avait une personne, mais qui était couchée; il y avait 6 à 7 cavaliers hongrois. Il descendit à peu près dans le même temps un petit détachement de soldats anglais avec un jeune officier très propre. Ils furent joints avec les préposés qui étaient aussi en armes sans doute pour le bon ordre. On dit qu´on a volé à la princesse Borghèse 60.000 F pendant la route. »
Lenglet François 22/05/2021
Sources :
E. POUPE, Les derniers jours du 1er Empire dans le Var ( janvier- avril 1814), Rodez-Paris, 1929
A.DONADIEU. Paysages de Provence, La Côte d’Azur,Paris, Berger-Levrault, 1936