Les 90 ans de Tintin et Milou, héros du XXème siècle.(1) Du Nord au Sud de la France

Première apparition de Tintin

Il y a 90 ans, début janvier 1929, parait à Bruxelles un nouveau supplément hebdomadaire du journal Le vingtième Siècle . Ce supplément est  destiné aux enfants et comporte des planches humoristiques, il est appelé Le Petit Vingtième . Ce numéro nous présente pour la première fois le dessin d’un jeune homme, accompagné d’un chien blanc . Il porte des culottes de golf et pour coiffure une houpette. L’auteur de ces dessins s’appelle Hergé , il a annoncé la semaine précédente le début des « Aventures extraordinaires de Tintin, reporter, et de son chien Milou au pays des Soviets ». Personne n’imagine alors que une longue histoire de bande dessinée vient de commencer: elle va parcourir tout le XXème siècle, se traduire par la diffusion de 24 albums de Tintin de 1929 à 1980 , conduire les jeunes lecteurs (et les moins jeunes) sur les cinq continents dans des aventures qui, à leur façon, rapprochent le lecteur de l’actualité et de l’histoire du moment et l’éloignent des événements douloureux qui vont frapper l’Europe . Elle va permettre à plusieurs générations de découvrir et de se familiariser avec Tintin le reporter, personnage universel toujours optimiste et débrouillard, ainsi qu’avec des personnages attachants comme le colérique capitaine Haddock , l’excentrique Castafiore et bien sûr le professeur Tournesol, ce savant original et génial qui va même emmener Tintin sur la lune plus de quinze ans avant que l’homme ne marche effectivement sur cette planète satellite de la terre.

Mais pourquoi tant de générations nées au XX ème siècle ont « dévoré » les aventures de Tintin?

Voici comment j’ai découvert Tintin?

Le nord de la France en 1950: un autre monde, une autre époque.

Douai, cité à reconstruire:

1945   Place centrale de Douai après les bombardements

Mai 1945, la seconde guerre mondiale vient de se terminer. Comme un million d’autres Français, mon père rentre en France après avoir passé cinq longues années en Allemagne dans un camp de prisonniers. Dès septembre 1945, il est nommé professeur à Douai . Douai est une ville du Nord de la France qui est alors le centre du pays minier mais c’est avant tout une ville fortement meurtrie et sinistrée par la guerre.

Après les premiers bombardements allemands de 1940, la ville qui abrite une forte garnison de l’armée allemande subit cette fois le 11 Aout 1944, un bombardement infernal des troupes alliées : trois cents avions britanniques, néo-zélandais et australiens, escortés par des chasseurs Spitfires survolent et détruisent la ville et sa région .

Je vais naître en 1946 dans cette ville fortement délabrée: la gare, l’hospice, la bibliothèque, l’école des mines … ont été incendiées et détruites, plus de la moitié des maisons sont inhabitables .   Faute de logement, mes parents seront d’abord logés chez l’habitant quelques années avant de pouvoir acheter à la périphérie de la ville une maison certes modeste mais épargnée par les bombardements.

La reconstruction de la ville sera émaillée d’incidents sur les choix architecturaux , de rivalité entre mairie et état et donc décevante, controversée et longue.

1945 Baraquement: habitation provisoire

Je vais donc passer toute mon enfance au milieu des ruines, des chantiers et des « baraquements » construits à la hâte pour loger provisoirement une population nouvelle attirée par la reprise des activités industrielles et minières mais pas toujours bien éduquée.

Au milieu des années 1950, quarante pour cent des habitants n’ont pas accès à l’eau courante et quatre vingt pour cent n’ont pas de salle de bains. Pour le chauffage, le charbon est roi : il est stocké à la cave et il faut alimenter régulièrement la cuisinière de la cuisine, seul point de chauffage de la maison. Oublions le chauffage central qui est un luxe réservé à quelques uns. Un souvenir: un jour, traversant un alignement de baraquements installés au bout de la rue, je recevrai sur le visage une bassine d’eau de vaisselle sale lancée sans précaution à travers la porte ouverte

Un accès limité à l’information et au monde extérieur:

Si la radio est désormais partout, la télévision pourtant diffusée depuis 1935 est  absente de la plupart des foyers.

1950 Timide arrivée de la télévision

En 1953 pour suivre en direct le couronnement de la reine d’Angleterre commenté par Jacques Sallebert nous nous entasserons avec une dizaine de voisins dans la salle à manger d’une voisine, la seule personne de la rue possédant un téléviseur. Pour suivre le Tour de France cycliste et les matchs de football, nous nous retrouverons en groupe devant la vitrine du marchand de téléviseurs de la ville. L’écran du téléviseur était  plutôt minuscule et le commerçant avait la gentillesse d’entrouvrir sa porte pour nous laisser entendre le son.

Gare de Bertry aujourd’hui détruite

Pour se déplacer, la voiture est loin d’être à la portée de toutes les bourses, c’est donc à  bicyclette que  mon père ira enseigner au collège et j’irai à pied à l’école. Nous passions nos vacances dans la maison familiale située dans le Cambrésis à 45 km de Douai. Le départ en vacances était une véritable expédition: nous mettions plus de douze heures pour rejoindre cette maison en combinant voyage en train et marche à pied.

1949 François et Paul Lenglet
Un air de Tintin

Pour les distractions, il y avait les jeux d’enfants, les parties de cartes en famille mais c’est surtout l’école qui me fera découvrir le cinéma. Les cinémas de la ville ayant souffert des bombardements, nos instituteurs osaient oublier le système scolaire et organisaient chaque mois une séance de cinéma dans la « salle basse » de l’hôtel de ville, seul bâtiment de la ville heureusement épargné par les bombardements, et c’est là que je découvrirai  Charlie Chaplin et Laurel et Hardy: un vrai bonheur.

Enfin, mon père m’incitera à l’apprentissage de la lecture mais, un peu sévère, interdira les bandes dessinées considérées comme un art mineur (Il changera d’opinion un peu plus tard ) C’est ainsi que je découvrirai Victor Hugo, Jules Verne et Alexandre Dumas.

Enfin, n’oublions pas qu’il faudra attendre le XXIème siècle pour découvrir internet et les smartphones.

La lecture, les « Heures joyeuses » et Tintin.

1955 Bibliothèque Municipale de Douai

Nous voici en 1955, je vais avoir 10 ans. A l’époque, c’est le jeudi que les écoliers se reposent à la maison mais pour moi, cette journée est plutôt pénible car c’est avant tout le calme qui doit régner: mon père, professeur de mathématiques, en profite pour donner des leçons particulières à ses élèves qui préparent le bac., et, mon frère ainé prépare intensément les concours des grandes écoles d’ingénieurs.

Mais une bonne nouvelle va tomber: le premier bâtiment public de la ville à voir les travaux terminés;la bibliothèque municipale vient d’être inaugurée. C’est un bâtiment  moderne comme la ville n’en a jamais eu avec de grandes salles et de larges fenêtres apportant beaucoup d’espace et de lumière.

La section réservée à la jeunesse porte le joli nom de « Heures joyeuses »

Mes parents conscients des contraintes familiales du jeudi et notant mon goût  pour la lecture vont m’inscrire à la bibliothèque et surtout, comble du luxe, m’accorder le droit d’y aller seul ,en toute liberté, tous les jeudis après midi. C’est ainsi que les « Heures joyeuses » vont devenir mon oasis, mon espace de liberté, d’ouverture et de découverte du monde. C’est là que je vais très vite découvrir le monde de la Bande Dessinée qui rajoute à la lecture une dimension visuelle surtout pour un enfant qui n’a pas accès à la télévision.

Et c’est bien sûr les nouvelles BD de l’époque en particulier Tintin et ses aventures vers la lune parues en 1953 et 1954 qui vont me marquer. Elles vont aussi me permettre de faire rentrer les BD à la maison car mon père, passionné depuis longtemps par les étoiles et par la carte du ciel, lira à son tour Tintin pendant ses vacances.

Le sud de la France 60 ans plus tard et les aventures de Tintin:

Soixante ans plus tard, en véritable globe trotter, Tintin aura entrainé ses lecteurs en vingt trois aventures sur tous les continents , du Groenland à l’Indonésie, en passant par l’Amérique, l’Afrique et l’Océan Indien et dans cinq pays imaginaires auxquels il faudra rajouter la Lune. Chaque album constitue une irrésistible invitation au voyage. Entre géographie réelle et imaginaire, leur auteur Hergé va pousser l’art du décor jusqu’à la perfection en se livrant à un long travail de recherche et de documentation.

Hélas, si on regarde bien la carte ci jointe, il semble bien que notre Cote d’Azur ait été oubliée et pourtant….

Nous sommes en 1937, le monde est en ébullition: les japonais après avoir occupé  la Mandchourie en 1931 repartent en guerre contre la Chine et l’Allemagne d’Hitler réarmée se prépare à mettre la main sur l’Autriche. Hergé prépare le 7ème album de Tintin. Il souhaite revenir en Europe et sur l’histoire des faux monnayeurs qui sévissent depuis la fin des années 1920. La fabrication de faux billets  en Écosse dans un lieu tenu secret va fournir le fil conducteur de l’album L’Île Noire. Le faussaire est un  espion allemand d’origine écossaise impliqué dans les milieux nazis. L’histoire est censée se dérouler sur une île au nord de l’Écosse dans les Highlands, une région montagneuse au milieu de la mer fortement découpée avec de nombreux fjords (loch en Écossais). Pour la préparation de l’album et soucieux de restituer l’atmosphère et les paysages de l’Écosse, Hergé fera un voyage en Angleterre …mais faute de temps et de moyens, il se contentera de visiter Londres et le Sussex.

L’Île noire ou l’Île d’Or ?

Hergé va se souvenir d’un voyage effectué sur la Riviera et  la corniche de l’Estérel au début des années 30 pour choisir l’Île d’Or comme décor de son nouvel album. Cette île, située près des plages du Dramont à Saint-Raphaël, est surmontée d’une tour de guet construite en pierre rouge de l’Estérel . Tintin et Milou à la poursuite des faux monnayeurs vont pénétrer dans une grotte située sous cette tour et trouver l’atelier où sont cachés l’imprimante et le stock de faux billets. Ils vont démasquer un certain Docteur Müller qui sous l’influence nazie est chargé de fabriquer puis de diffuser la fausse monnaie et déstabiliser les démocraties d’Europe.

L’Ile noire
L’Ile d’or

Finalement notre île d’Or a de nombreux atouts pour servir de modèle à l’Île Noire d’Hergé : Pour construire le scénario, Hergé va s’inspirer du film de Hitchcock « Les trente neuf marches » sorti en 1935 dans lequel se succèdent les courses poursuites en voiture, en train, en avion et dont le héros échappe à chaque fois brillamment à ses adversaires. De son coté, le gorille va tout de suite impressionner le lecteur car, d’une part, il ressemble à King Kong dont le premier film est sorti en 1933 et d’autre part l’Île Noire est censée se trouver en Écosse à l’endroit même où de bien mauvaises photos prises au début des années 1930 tentent de prouver l’existence d’un monstre au fond d’un lac: le fameux monstre du Loch Ness. Incrédule, Hergé ridiculisera le gorille en le montrant très agressif envers Tintin mais en le faisant fuir au premier aboiement de Milou.

Le gorille sur l’Ile d’Or
Ile d’Or entrée de la grotte
Tintin à l’entrée de la grotte

La véritable histoire de l’Île d’Or.

Hergé connaissait probablement l’Île d’Or mais il n’en connaissait probablement pas l’histoire car il en aurait fait à coup sûr le sujet d’un nouvel album.

En 1897, l’État met aux enchères le rocher. Un certain Léon Sergent en fait l’acquisition pour une bouchée de pain! Il est architecte à Saint Raphaël mais il est surtout un joueur de cartes invétéré.

Il fréquente la haute société raphaëloise et en 1905, il va, lors d’une partie de whist bien arrosée, perdre son île  au profit d’un médecin Auguste Lutaud, personnage haut en couleur digne de figurer au panthéon des personnages d’Hergé. Auguste Lutaud est le médecin de l’importante communauté anglaise de Saint Raphaël,  Écrivain, il est aussi à l’origine de la publication du Parnasse hippocratique, recueil de poésies fantaisistes. Il fait ériger à grand frais une tour carrée en pierre rouge de l’Estérel selon une architecture sarrasine, peu commune dans la région (la tradition veut qu’on lui préfère les tours “génoises” à base ronde).

Il organise des réceptions somptueuses auxquelles assiste l’aristocratie de l’époque. Un certain Raymond Poincaré fera partie de ces célèbres invités.

En septembre 1910, le Dr Lutaud se proclame « Roi de l’Ile d’Or » sous le nom d’Auguste 1er. Dans la foulée, il frappe monnaie, timbre, papier officiel et crée un hymne national.

Le roi Lutaud couronne une petite fille

Pendant la Grande Guerre, le Dr Lutaud devient médecin à Macon dans les hôpitaux militaires .

Il meurt en 1925, sans avoir abdiqué et l’île d’Or reste la propriété de ses descendants.

Le 14 Aout 1944 , les Alliés débarquent sur la plage de galet du Dramont, la Tour subit des dégâts lors des bombardements du lendemain mais c’est surtout l’intérieur de la Tour qui est détruit par un incendie en 1945.

En 1962  l’ile d’Or est vendue par Léon Lutaud, fils d’Auguste au commandant François Bureau, officier  de Marine. Ce dernier  entreprend la remise en état de la Tour, refait les étages, installe des citernes, un groupe électrogène et fait livrer des tonnes de terre pour créer un jardin méditerranéen. Il passe tous les étés en famille sur son île. François Bureau décède en Aout 1994 après avoir effectué son tour de l’île quotidien à la nage.

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Pièce de monnaie avec l’Ile d’or

Ses cinq enfants et seize petits enfants continuent à venir passer leurs vacances sur l’île, à entretenir et restaurer la Tour.

La famille Bureau est toujours propriétaire de l’île d’Or. Quand elle est habitée, un drapeau flotte au sommet de la tour.

Voici donc la riche histoire de l’île d’Or et en particulier celle du Docteur Lutaud dont la fantaisie aurait sans aucun doute plu à Tintin.

L’Île d’Or est apparemment la seule intrusion des aventures de Tintin dans notre région.Mais certains personnages d’Hergé ne sont-ils pas passés non loin d’ici?, c’est ce que nous découvrirons bientôt…

François Lenglet   Avril 2019

Annexe: Poème en l’honneur d’Auguste 1er

Sire, acceptez sur ce plateau
Cette clef de fleurs entourées ;
Que cet hommage vous agrée,
O Roi, le premier des Lutaud !
Grand souverain de l’île d’Or.
Pour vos sujets, soyez un père.
Que votre règne soit prospère
Pendant de bien longs jours encore,
Vive le roi de l’île d’Or !

 Sources :

GEOVOYAGES hors-série N°M 04861-2000

Historia-Les Personnages de Tintin dans l’Histoire Volume 1 et 2-2011

Tout Tintin-Editions Casterman

https://fr.tintin.com/

http://www.capesterel3c.com/2018/05/petite-histoire-en-images-de-l-ile-d-or.html

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