A Troisvilles , le 27 Aout 1914, les Allemands ont repoussé les troupes anglaises lors de la bataille du Cateau et « la nuit d‘une occupation de 50 mois allait tomber sur une grande partie du Nord de la France» . Sur cette période, nous disposons de quelques rares témoignages familiaux mais il reste peu de témoignages écrits car les Allemands interdisaient les échanges même entre villages voisins et se sont efforcés de détruire toutes les traces de cette période avant leur départ en novembre 1918.
La carte ci-dessus montre la zone géographique du Nord de la France qui resta occupée pendant plus de 4 ans, et l’ampleur des destructions subies. Nous avons ajouté l’emplacement des sources d’information que nous avons exploitées.
Après la déclaration de guerre, mes arrières grands- pères Édouard Toussaint et Eugène Oblin sont restés à Troisvilles . Patrons l’un d’un atelier de tulle et l’autre d’un atelier de dentelle, ils espèrent par leur présence sauvegarder leur outil de travail. Quand à ma grand-mère Marie Toussaint, elle doit maintenant faire tourner la boulangerie, son mari étant parti se battre pour la France dans l’est il y a à peine trois semaines. Les Troisvillois vont très vite comprendre que désormais les nouveaux occupants sont les maîtres. Ils pillent les maisons abandonnées. Les caves sont vidées, les armoires bouleversées, le linge sali, piétiné, les literies enlevées, les chaussures, les chemises d’homme, les mouchoirs. Ils réquisitionnent tout ce dont ils ont besoin: tabac, cigares, cigarettes et bougies, cartes à jouer, cuillères, fourchettes, couteaux et canifs, brosses en tout genre, savons, suifs, cuirs et peaux. Tout leur convient. Ils font le tour du village en jouant et en dansant. Ils font bombance tous les jours. Tous les jours il faut les loger, les nourrir et subir toutes leurs exigences.
La Kommandantur gère militairement la vie quotidienne.
1915 Caudry Hôtel de Ville transformé en Kommandantur
L’autorité revient maintenant à l’armée allemande, la gestion du territoire occupé est confiée à une Kommandantur placée sous les ordres d’un officier Kommandant. Celui-ci est assisté de plusieurs personnes dont un chef de culture (Landwache), chargé du contrôle des exploitations agricoles et d’un sergent d’inspection, chargé des réquisitions et des fouilles. Au niveau inférieur, l’Orstkommandantur contrôle une ou plusieurs communes. Dès les premiers jours d’occupation, le maire et ses adjoints sont soumis à la seule autorité allemande.
Les « Ordres, Avis, Annonces »imposent une vie sous la contrainte, la peur, les humiliations.
La population civile est informée soit en se rendant aux convocations du commandant, soit, le plus souvent, par des annonces affichées aux portes des établissements publics. La simple lecture de ces annonces nous donne une image de la vie sous la contrainte des habitants : absence de liberté, d’information ainsi que la peur, l’humiliation, sans oublier le manque de pain et de nourriture et les réquisitions.
Début octobre 1914, le Commandant convoque la population et débite son discours :
» Pour éviter le pillage de vos maisons, vous êtes invités à apporter à la mairie des pardessus, des chemises, gilets, pantalons,…, couvertures de laine surtout qui seront … payés par des bons après la guerre.. Puisque vos hommes sont à la guerre, ils n’ont pas besoin de leurs vêtements. C’est donc juste que vous donniez à nos soldats ce qui leur manque. Il nous faut voir si le pays a suffisamment de ressources pour vivre, le civil comme le soldat, aussi direz-vous ce que vous possédez. Ce sera inscrit. De même pour les bestiaux, ce sera noté et on ne vous les achètera que si l’on en a besoin. Les gouvernements s’arrangeront entre eux après la paix, ce que je souhaite au plus tôt, pour vous comme pour moi « (2).
Le financement
Bons communaux
Les régions envahies, manquent d’argent frais. Les fonctionnaires ne sont plus payés, les allocations aux familles des soldats, ainsi que les secours ne sont plus versés. Dès leur arrivée, les Allemands raflent tout l’argent disponible. Rapidement la monnaie, ainsi que les billets viennent a manquer et les communes ont recours à un système de «bons » pour favoriser les échanges. A la fin de la guerre, les bons communaux seront repris et échangés contre de la monnaie officielle.
Les réquisitions
Comme nous venons de le voir, l’occupant se donne non seulement le droit de se servir selon ses besoins dans chaque maison ou chaque entreprise en équipement, matière et même en animaux. Il exige également de chaque habitant qu’il remette en Mairie la liste de ses biens et de ses vivres ainsi que la liste des occupants de chaque maison. Pour vérifier les listes fournies par les mairies, les Allemands effectuent des perquisitions directement chez l’habitant. En cas d’oubli ou de vivres cachés, les habitants sont punis et la commune frappée d’une contribution de guerre. Outre l’humiliation imposée à tous de vivre à l’heure allemande, de remplacer sur tous les bâtiments publics le drapeau français par le drapeau allemand, l’occupant va vouloir tout contrôler comme la date d’ouverture des écoles et priver les français de circuler librement et même de téléphoner.
Les « Obligations, Ordres… » seront affichées pratiquement chaque jour.
Les Allemands ne vont cesser de réquisitionner les métaux et plus particulièrement le cuivre indispensables pour renforcer leur armement et leurs munitions, ceci de façon de plus en plus violente au fur et à mesure des combats.
Mais les affiches ne mentionnent pas ce qui va pourtant toucher violemment notre famille : la destruction presque totale des équipements de l’industrie textile.
A la veille de la Guerre, Caudry et sa région produisent le tulle et la dentelle pour le monde entier, 80 % de la production est exportée, la ville compte 600 métiers à dentelle leavers , 550 métiers pour le tulle uni et 630 métiers pour la broderie. C’est dans cette dynamique que s’étaient installés mes arrières grand parents en montant à la fin du XIXème siècle leurs ateliers de tulle et dentelle. Ils vivent alors dans une certaine prospérité.
Caudry: Destruction d’un atelier de textile
Le 26 Aout 1914, tout s’arrête, les Allemands vont piller et détruire systématiquement les métiers, les dessins, les papiers. Il ne restera bientôt plus un boulon dans les fabriques, ou presque. Les Allemands prennent d’abord les matières premières puis démontent les meilleures machines pour les envoyer et les remonter Outre-Rhin. Enfin, vers la fin de la guerre, comprenant qu’ils vont perdre, les Allemands cassent tout dans les fabriques pour supprimer un concurrent. Voila des familles entières plongées dans l’inactivité et la misère.
A Troisvilles, heureusement, pour le moment, la basse cour et le grand jardin du 8 rue du Villers assurent la survie de la famille Toussaint.
Une région coupée du monde
Laisser passer
Carte postale zone occupée
Durant toute l’occupation, chaque village est totalement coupé du reste du monde. Chaque déplacement est soumis à la délivrance d’un laissez-passer difficile à obtenir et le courrier n’est plus distribué, ce qui constitue encore une source d’angoisse et d’isolement supplémentaires notamment pour les familles déjà séparées par les événements du début du conflit: la mobilisation des soldats français, l’exode déclenché par les premières avancées de l’armée allemande. Seuls les hommes emprisonnés en Allemagne parviennent à correspondre sous contrôle avec la zone occupée comme ce cousin d’Avesnes : Jules Lemaire dont nous avons conservé une correspondance et son portrait. L’occupant exige que l’enveloppe du courrier reste ouverte et toute information liée à la guerre est censurée.
Jules Lemaire cousin prisonnier en Allemagne
Même le fait de posséder des pigeons voyageurs est interdit, ainsi au Cateau, 10 personnes seront fusillées en décembre 1914 pour avoir conservé des pigeons.
La « Gazette des Ardennes », journal de propagande allemande est la seule source d’information autorisée. Toutefois ses informations sont tellement mensongères que même les soldats allemands n’y croient pas. Comme indication, il restera les différents mouvements des troupes et le bruit du canon qui chaque jour apportera la peur ou l’espoir car la ligne de front ne sera jamais bien éloignée .
Quand à ma grand-mère Marie Toussaint et sa fille Gisèle, elles resteront sans nouvelles de Paul Toussaint parti se battre pour la France pendant des années.
L’exode
Dès la fin de 1914, la farine va devenir rare, les Allemands se réservent tout le blé des moulins qui approvisionnent le pays. Menaçants, ils affirment : » Nous vaincus, mais vous mourir de faim » et vont donc essayer de se débarrasser des bouches inutiles.
En route vers la France non envahie dans un wagon à bestiaux
En route vers la France dans un wagon à bestiaux
Début mars 1915 un nouvel ordre est affiché en mairie. Edouard Toussaint sénior est âgé de 62 ans et vient de perdre son outil de travail: les métiers à tulle ont été démontés par l’occupant. Deux de ses enfants Édouard junior et Elvina résident avec lui au 8 rue du Villers et sont désormais sans activité.
Ils vont saisir cette obligation comme une opportunité pour rejoindre la France libre et, si possible, retrouver du travail. Pour qu’Édouard junior alors âgé de 33 ans puisse partir, il suffira, malgré l’interdit , de glisser quelques pièces en or dans les poches des Allemands. Les voici partis pour l’exode et surtout pour le voyage le plus angoissant, le plus long et humiliant de leur vie. Ils font probablement partie du convoi parti de Caudry le 11 Mars 1915 . Ils laissent Marie Victoire et sa fille Gisèle (ma mère alors âgée de 3 ans) à Troisvilles car contraintes de rester pour faire tourner la boulangerie et nourrir le village affamé.
La route de l’exode : de Troisvilles à Bâle
Une première humiliation les attend dans la gare de départ vide: on les oblige à se déshabiller complètement, on leur enlève papiers et bijoux. Les Allemands promettent: « On vous les rendra à la fin de la guerre…!!! » mais en fait ils cherchent surtout à éviter le transfert aux autorités françaises de tout renseignement provenant de la France occupée vers la zone libre. Les conditions de transport sont pour le moins précaires, les Allemands n’hésitant pas à entasser les migrants dans des wagons à bestiaux et se contentant de donner au départ un gros pain à chaque passager pour le voyage. Comme il n’est pas question de traverser la ligne de front qui court du nord de Dunkerque à la frontière suisse, commence alors un long périple vers la Suisse restée neutre.
Le train surveillé par un groupe de soldats allemands reste en zone occupée et se dirige vers les Ardennes. Quand il s’approche de la zone de front, il s’arrête et attend la nuit pour traverser lentement le secteur dangereux tous feux éteints. Ultime précaution, les passagers sont débarqués dans un village des Ardennes pendant quelques temps pour officiellement aider les populations locales mais surtout pour qu’ils ne soient plus en mesure de transmettre à leur arrivée des nouvelles récentes de la zone du front aux autorités françaises. En reprenant la route, nos réfugiés vont traverser le Luxembourg, vont apercevoir la haute et sévère cathédrale de Strasbourg puis traverser le Rhin, ce fleuve immense, comme ils n’en ont jamais vu. Arrivés en Allemagne, le voyage va s’éterniser car le train reste à l’arrêt dans la journée et ne circule que la nuit. Ils découvriront néanmoins pour la première fois les sommets enneigés des montagnes de la Forêt Noire et les larges vallées couvertes de sapins.
Annemasse: en direction de la France libre
Puis, après une dernière fouille, c’est l’arrivée à la frontière suisse, l’accueil chaleureux en pays neutre en gare de Bâle décorée avec des drapeaux français. C’est au tour des soldats allemands d’être confinés dans leur wagon et de faire demi tour. Un nouveau train bien confortable va les conduire en France vers Genève et enfin Annemasse après trois semaines de voyage. (En annexe 1, un article de journal décrit ce parcours et l’arrivée en gare de Perpignan d’une partie de ce convoi. Il décrit un accueil très chaleureux qui ne correspond pas tout à fait à ce que les réfugiés ont réellement vécu durant la guerre: ils auront des difficultés à retrouver un travail à l’image d’Édouard Toussaint qui bien qu’ancien patron d’un atelier de tulle devra se contenter d’un poste d’ouvrier agricole … à 65 ans, ils seront critiqués pour leur accent et leur patois du Nord, les plus récalcitrants iront même jusqu’à l’injure suprême en les désignant comme « Les boches du Nord »)
Les réfugiés en France libre.
Une fois en France libre, la famille Toussaint doit d’abord se faire enregistrer et décliner son identité auprès des représentants de la préfecture. Puis elle doit au plus vite lever deux inquiétudes qui tenaillent la famille depuis le début de la guerre.
Il faut d’abord retrouver Paul Toussaint dont ils sont sans nouvelles depuis le jour de sa mobilisation, le 2 aout 1914 et, ensuite, retrouver une activité si possible dans leur spécialité: le textile.
Ils vont être surpris par un comité d’accueil plutôt chaleureux et surtout bien organisé: en effet, depuis novembre 1914, un Comité des Réfugiés du Nord s’est créé à Paris et diffuse un « BULLETIN des RÉFUGIÉS DU NORD ». Ce bulletin est distribué auprès des réfugiés dans toute la France libre mais aussi auprès des soldats français au cœur des tranchées comme l’indique non sans humour l’extrait ci-joint…car dans les tranchées … on y trouve sans doute eau et gaz…asphyxiants à tous les étages. Son objectif est d’une part d’aider à rétablir un lien entre réfugiés et leur famille qu’elle soit sur le front ou expulsée en France libre et d’autre part de permettre à chaque réfugié de retrouver un emploi en diffusant les demandes d’emploi des usines comme des particuliers.
Une des premières surprises d’Édouard Toussaint et ses enfants est la découverte du terme « poilu » nom familier donné aux soldats français partis au combat, ce nom n’a pas encore traversé la ligne de front et reste ignoré de la France occupée .
Paul Toussaint en 1915
Grace au bulletin et au bouche à oreille ils vont retrouver rapidement et, non sans fierté, Paul Toussaint qui se bat courageusement au sein du 94ème régiment d’infanterie dans les tranchées de Bagatelle autour de Verdun. Il obtiendra la Croix de Guerre, le grade de caporal en Mai 1915 puis celui de sergent en Juin 1915. Reste maintenant à communiquer ces bonnes nouvelles à son épouse Marie Victoire restée à Troisvilles en zone occupée. Comme l’explique le Bulletin des Réfugiés du Nord, c’est loin d’être simple: il faut impérativement connaître un soldat français prisonnier des Allemands, c’est ainsi qu’ils retrouveront un cousin éloigné Jules Lemaire prisonnier à Friedrischfeld bei Viesel (voir ci dessus). Ce dernier relaiera l’information grâce à sa carte postale mensuelle autorisée mais censurée par l’occupant.
Il faut maintenant retrouver une ville de refuge et un emploi. A l’arrivée à Annemasse, les réfugiés n’ayant pas de parent ou de relation dans la France libre sont envoyés dans le midi.(voir annexe 2)
La famille Édouard Toussaint réfugiée à St Pierre les Elbeuf
Édouard Toussaint, chef de ménage, reçoit du sucre
La famille Toussaint de son coté n’a certes pas de relation spécifique mais manifeste son souhait de rejoindre la région d’Elbeuf pour retrouver une usine textile. Elle n’ignore pas que certaines entreprises textile venues du Nord comme François Masurel ou Pruvost ont, dès le début du conflit, ouvert des ateliers au sud de Rouen pour continuer, malgré le conflit, à servir leur clientèle. C’est ainsi qu’elle s’installe à Saint Pierre les Elbeuf. On la retrouve dans un « Recensement de la population réfugiée » effectué début 1916. Elle est logée dans un modeste 2 pièces rue de la Bretègue. Édouard Toussaint père sera contraint d’accepter un poste d’ouvrier agricole malgré ses 65 ans, Édouard junior est ouvrier d’usine et Elvina étant handicapée reste ménagère. Ils vont rester dans cette ville des bords de Seine jusqu’à la fin de la guerre en 1918.
La vie ne semble pas facile en zone libre et les restrictions alimentaires sont fréquentes comme le prouve cette liste des « chefs de ménage » de juillet 1918 qui essaie de répartir équitablement le sucre disponible entre les différentes familles.
La vie en zone occupée.
Pendant ce temps, Marie Victoire Toussaint et sa fille Gisèle sont restées à Troisvilles en zone occupée.
« Tu mangeras du rutabaga pourri et du pain K.K. !» voilà ce que me disait ma mère Gisèle Toussaint lorsque tout gamin en 1950, je faisais de « longues dents » devant un plat sans saveur qu’elle venait de préparer. Ces quelques mots résument ce qu’elle-même a vécu pendant sa propre enfance dans Troisvilles occupé.
Chanson sur le « pain KK »
La pénurie débute peu après l’arrivée de l’armée d’occupation. L’Allemagne soumise au blocus anglais souffre elle-même du manque de vivres et se refuse à entretenir les populations des territoires occupés L’occupant saisit les stocks alimentaires dès son arrivée, il s’empare de 80 % de la récolte de blé de 1915, 75 % de celle de pommes de terre. Il saisit la majorité des œufs et du bétail. Ainsi, fin 1918, le cheptel des territoires aura été réduit au quart de celui de l’avant-guerre.
pain K K
Heureusement des organismes d’assistance vont se créer comme le C R B (Comity for Relief in Belgium) (Commission pour le secours en Belgique) qui se dotera d’une annexe dans le Nord au printemps 1915. Mais tout le long de la guerre, les rations quotidiennes par habitant resteront fluctuantes et insuffisantes et de plus déséquilibrées avec de fortes carences, notamment en vitamines. Néanmoins Troisvilles souffrira moins de la famine que les grandes villes car les agriculteurs parviendront, non sans mal, à dissimuler une partie de leur production.
On imagine ma grand mère Marie Victoire essayant de faire tourner sa boulangerie malgré les restrictions imposées par l’occupant et obligée d’affronter les rancœurs de la population du village comme le montre le témoignage de Lucienne Courouble (voir Annexe 2). Aux difficultés d’approvisionnement des céréales, s’ajouteront celles du charbon devenu rare pour faire fonctionner le four à pain.
Face à la pénurie de farine, les Allemands imposent la composition du pain dans un premier temps en réduisant le tamisage des impuretés (le blutage) puis, ils inventent le pain Kriegsbrot (pain de guerre), composé de 70 % de farine de froment et de 30 % de seigle , bientôt mêlé de farine de pommes de terre. Ensuite ce fut le tour du painKK:KartoffelKriesggbrot (pain de guerre aux pommes de terre) dans lequel se trouvent 35 % de pommes de terre. Ces pains sont lourds, indigestes et l’estomac a du mal à le supporter.
Et pourtant, les hygiénistes allemands auront le culot d’y rajouter de la paille hachée en affirmant: « Indépendamment de la fibre végétale, elles (les pailles) contiennent de l’albumine, du sucre, du mucilage, des substances minérales, surtout de la silice » …
Une chanson « Le pain KK, c’est magnifique ! », écrite par un inconnu sur l’air de « la petite Tonkinoise », popularisé par Joséphine Baker, complétera sa réputation.
Les prix, la réglementation des déplacements et du transport des aliments paralysent le commerce en particulier pendant l’hiver glacial de 1916-1917. Un seul sujet hante les conversations: le ravitaillement ! Les enfants dépérissent par manque de nourriture, certaines personnes âgées devenues trop faibles succombent.
Rutabaga
De nouvelles habitudes alimentaires sont imposées par l’occupant. Le maïs et le rutabaga sont désormais utilisés dans l’alimentation humaine.Le rutabaga est une sorte de choux-raves dont naguère les bestiaux se contentaient à peine et qui n’avaient aucune valeur nutritive. Néanmoins, on les vit apparaître sur bien des tables, il avait la réputation de bien se conserver à la cave à l’abri de la lumière . Des livres de cuisine lui sont même consacrés.
Livre Recettes Rutabaga
La débrouillardise est également de mise. Des succédanés (ou Ersatz en allemand) font leur apparition : pour remplacer le café, on torréfie des céréales (graines de seigle ou de froment, avec de la chicorée), créant un mélange appelé « torréaline », mais aussi du riz ou des betteraves. Le miel artificiel et la saccharine, se substituent progressivement au sucre. Le beurre est parfois remplacé par de la margarine. Devant le manque de ravitaillement, les Allemands iront jusqu’à faire cultiver des orties.
Une économie parallèle se développe : celle du marché noir, où les produits sont vendus à des prix exorbitants. Les personnes qui profitent des malheurs de la guerre, les « accapareurs », sont surnommées les « Rutabagas » ou encore les « Graindor » ou « Grains d’or » (en raison du prix auxquels ils vendent le froment en fraude).
Juillet 1916_Septembre 1916: de l’espoir au désespoir:
Depuis que son père est installé à Saint Pierre les Elbeuf, Paul Toussaint a retrouvé le contact avec sa famille. Affecté au 8ème Bataillon de Chasseurs à pied depuis avril 1916, il s’est distingué courageusement à Verdun dans les tranchées du Mort Homme. Il est début juillet en train de reprendre des forces dans un secteur calme en Lorraine à Reillon.
Début juillet 1916 la presse française, le journal La Patrie, annonce:
l’offensive française et anglaise sur la Somme a éclaté hier comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Bataille de la Somme 07/1916_11/1916
Cette nouvelle, donne plein d’espoir à la famille Toussaint car elle montre un fort engagement des Anglais auprès des forces françaises et surtout, elle laisse penser que Troisvilles situé à 40 km de Bapaume sera bientôt libéré.
Mais faut-il faire confiance aux communiqués de presse ? Si le journal annonce que pour le seul premier juillet, les forces alliées anglaises et françaises ont fait 5500 prisonniers, il ne mentionne pas la véritable catastrophe que vient de subir l’armée britannique avec 58 000 soldats mis hors de combat dont 19 240 morts en une seule journée.
En aout 1916, l’enthousiasme initial s’est déjà bien estompé. La presse française reconnaît que les Allemands sont repassés à l’offensive et qu’ils n’hésitent pas à recourir aux terribles lance flammes. Certes, les armées alliés continent à progresser mais les avancées se limitent à quelques centaines de mètres par jour.
Autre point d’inquiétude: Paul Toussaint et le 8éme BCP viennent de quitter la Lorraine pour la Somme, ils sont envoyés en première ligne dès le 19 septembre avec pour mission d’attaquer Rancourt le 25 septembre.
L’annexe 3 reprend les principaux communiqués de presse diffusés du 18 au 21 septembre . On voit combien ces communiqués sont devenus de véritables outils de propagande et destinés à tromper l’adversaire à l’exemple du Bulletin Allemand qui pour le 20 septembre annonce « Sur le champ de bataille de la Somme, aucun évènement d’importance particulière » alors qu’ils ont mené de furieux assauts de 9h du matin à la tombée de la nuit .
Hélas, ce 20 septembre, Paul Toussaint sera tué au combat au Sud de Rancourt.
La bataille prit fin le 18 Novembre 1916. Le bilan fut, sur le plan militaire, peu convaincant. Si elle a permis de faire baisser la pression sur Verdun, les gains de territoires pour les Alliés furent très modestes, et surtout, le front allemand ne fut pas percé ce qui était l’objectif initial. Les combats usèrent les adversaires, sans vainqueurs ni vaincus. Au cours de cette bataille de la Somme, les assauts des alliés franco-britanniques se briseront sur les murailles adverses. Les Allemands pourront résister car ils se réfugieront dans des tranchées profondes pendant les violents tirs d’artillerie. La bataille aura permis sur une ligne de front de 50 km une avancée de 12 kilomètres tout au plus mais les pertes humaines seront sans précédent.
Tous belligérants confondus, on comptera 1 200 000 morts, blessés et disparus dont 500 000 Britanniques, 200 000 Français et 500 000 Allemands.
Ce 20 septembre 1916, le malheur et le désespoir est tombé sur la famille et la suite de la guerre ne sera qu’une série de questions qui resteront sans réponse.
Caudry Destructions
La région est couverte de nombreuses ruines. Qui et comment va-t-on reconstruire?
Marie Victoire Toussaint apprendra la disparition de son mari tué au combat par un message de son corps d’armée. Mais son corps: a-t-il été identifié? Où est-t-il enterré? Ce n’est qu’après la guerre, qu’elle aura la confirmation qu’il est bien mort à Rancourt, lors de la visite d’un poilu qui était à ses cotés ce 20 Septembre 1916 mais son corps ne sera jamais retrouvé.
Comment fera-t-elle tourner la boulangerie qu’ils avaient lancée ensemble ? Comment assurer l’éducation de sa petite Gisèle?
Édouard Toussaint le tulliste a vu son outil de travail détruit par l’ennemi dès les premiers jours de la guerre. Que fera-t-il de retour à Troisvilles après la guerre? Le tulle restera-t-il à la mode et aussi prisé qu’avant guerre? Quel avenir pour ses deux enfants Édouard et Elvina partis avec lui en France libre ?
François Marie Lenglet Mars 2019
Annexe 1
La poignée de main du Midi au Nord
Perpignan Fait Un Inoubliable Accueil Aux Évacues Du Nord
Cinq cents Caudrésiens, évacués par l’Allemagne et la Suisse par l’autorité allemande viennent d’arriver à Perpignan. Partis de Caudry le jeudi 11 mars à 5 heures du soir, au nombre de mille, ils furent d’abord envoyés en Allemagne où ils logèrent dans des prisons et dans des forts, puis ils traversèrent la Suisse où on les acclama, notamment à Genève puis Annemasse, et enfin arrivèrent à Perpignan début Avril.
Notre confrère L’Indépendant des Pyrénées Orientales décrit ainsi cette arrivée:
« Quand le train entre en gare, la foule, massée aux barrières, acclame les réfugiés. A leur descente du train, nos chers malheureux défilaient, sous le hangar de la grande vitesse, devant des tables où leur identité était contrôlée et leur fiche était dressée. Ils passaient de là dans la partie transformée adroitement en un vaste réfectoire où un diner chaud les attendait. L‘arrivée, les formalités, le repas et la répartition se sont effectués assez bien. Les employés de la Compagnie du Midi, en particulier, méritent de vifs éloges. Que le dévouement féminin était présent, nous n‘avons pas besoin de le dire ; il y avait des mères à consoler, des épouses à encourager, il y avait à se dépenser, à se prodiguer charitablement, les Perpignanaises étaient là les bras ouverts pour accueillir leurs sœurs déshéritées. Remarquées, notamment, les délégations de l’Union des Femmes de France et des Dames de la Croix-Rouge.
Et le dévouement s’est dépensé sans compter: ici Mlle S. demande deux orphelins; là, Mme J. recueille une jeune veuve et son enfant, dans la foule un de nos députés porte dans ses bras un petit qui pleure à chaudes larmes; un ouvrier embrasse une petite orpheline et va l’ajouter à sa famille déjà nombreuse. C’est l’altruisme dans toute sa beauté. Le Midi veut sa part des maux de la guerre; il pansera les souffrances du Nord. Et quand nos chers réfugiés se sont restaurés, un train spécial de 5 wagons est formé et en emporte 250 environ vers Saint-Paul et Maury. Il est 10 h. 22. Aux 250 autres qui resteront à Perpignan, il est distribué des bons pour les deux repas de demain. Puis ils sont répartis dans divers immeubles aménagés pour les recevoir et partent par groupes avec leurs bagages. Ce départ est assez laborieux et il est près de minuit quand les derniers de nos chers malheureux quittent la gare. Hélas! Par suite d’un malentendu, sept d’entre eux se trouvent désemparés. — Eh bien! Je les prends tous chez moi. dit aussitôt Mme Grau. Et sous l’escorte d’un agent, elle emmène tout le groupe chez elle, aux Quatre-Cazals. Le dernier mot devait rester à la bonté. »
Le surlendemain, MM. Seydoux, député de la deuxième circonscription de Cambrai et Metayers, conseiller d’arrondissement du canton de Le Cateau venaient à Perpignan visiter leurs compatriotes.
Ici, laissons encore la parole à notre confrère de Perpignan:
« Tout à coup ces braves gens, hommes et femmes, la voix coupée par les sanglots ont entonné la Marseillaise avec une ferveur et une sincérité qui ont fait couler bien des larmes. On s’est séparé profondément émus, aux cris de: « Vive la France ! ». A Saint-Paul, les 150 réfugiés ont été logés chez les habitants qui leur ont fait un accueil inoubliable. A Maury, les 100 réfugiés ont chacun leur logement propre et bien installé. Hommes, femmes et enfants de Caudry, à Maury et à Saint-Paul comme à Perpignan, étaient enchantés de voir leur dévoué député M.Seydoux et leur actif conseiller d’arrondissement M. Métayers. Ils se rendaient compte qu’ils n’étaient pas oubliés et que s’ils étaient loin des yeux à l’extrémité de la France, ils étaient toujours près du cœur. Leurs visiteurs leur ont donné des renseignements précis sur ceux de leurs parents qui sont aux armées, tandis que les réfugiés donnaient des détails complets sur l’occupation allemande à Caudry. Nos hôtes rendent hommage à l’accueil cordial qui leur a été fait dans les Pyrénées-Orientales et qui a été une consolation pour eux «
Des Évacués De Roubaix et Douai
En dernière heure, nous apprenons que 500 personnes évacuées de Roubaix et 400 familles de Douai viennent d’arriver à Annemasse pour être dirigées sur différentes villes du Midi où le soleil et la générosité des habitants les réconforteront.
Extraits du « Bulletin des Réfugiés du Nord » du 3/04/1915
Annexe 2
Témoignage sur la vie et le ravitaillement en zone occupée : le pain
Lucienne Courouble
Lucienne Courouble résidant à Etrœungt en zone occupée (40 km de Troisvilles) a écrit, au jour le jour, les événements petits ou grands de sa vie sous l’occupation allemande. Les Allemands n’ont pas trouvé ses écrits qu’elle avait cachés bien à plat derrière la tapisserie de sa salle de séjour. Nous avons repris uniquement les phrases de son compte rendu journalier consacrées au pain. On comprend qu’elle a souffert de la faim tout au long de la guerre: elle revient 27 fois sur les problèmes d’approvisionnement en pain et sur sa qualité.
Extraits
18/10/14 La farine va devenir rare, les allemands se réservent tout le blé des moulins qui approvisionnaient le pays. Ils l’ont bien dit : Nous vaincus, mais vous mourir de faim.
05/01/15 Annonces :
“La culture de la betterave est interdite pour 1915. » « L’ensemencement des terres est-il fait dans la commune ? » « On doit ensemencer blé, orge, avoine et pomme de terre. » « Les maires doivent dire si les graines d’ensemencement sont en quantité suffisante dans la commune. »
14/01/15 Par ordre de Monsieur le Gouverneur, les boulangers ne doivent plus vendre de pain aux personnes étrangères à la commune. De plus, chaque personne n’aura plus droit qu’à 250 grammes de pain par jour ! Assez pour ne pas mourir de faim. À Avesnes, ils ont enlevé toute la farine de blé se trouvant chez les boulangers et vendent de la farine de seigle à 120 Francs les 100 kilos. Ils commencent à réaliser leur parole : Nous vaincus, mais vous crever de faim.
15/01/15 Un sursis d’un jour est encore accordé pour le pain mais quelle cohue aux boulangeries ! Certains y ont passé la journée pour n’en pas avoir.Le soir, on apprend que demain la farine en dépôt chez les boulangers sera remplacée par de la farine de seigle. Pourvu qu’on ne diminue pas les rations ! Dans certains pays, on n’a, dit-on, que 115 grammes par jour. Trop pour ne pas mourir ; pas assez pour vivre !
18/01/15 À Fourmies, plus de pain jusque vendredi. Cela ne nous arrivera-t-il pas aussi ? Chaque famille a encore un pain à chaque boulangerie.
19/01/15 Pour le pain, encore rien de nouveau ; à Avesnes le pain de seigle, qui a été fait hier, a été déclaré immangeable par le Gouverneur lui-même qui permet d’y remettre de la farine de blé
22/01/15 Belle journée. Aujourd’hui le pain contient 1/10 de farine de seigle
12/02/15 On annonce que les émigrés n’auront plus droit qu’à 250 grammes de pain par jour
19/02/15 À La Rouillies, ils n’ont eu qu’une fois du pain cette semaine et quel pain ! Son, paille, eau, nulle trace de farine.
21/03/15 Le pain devient ‘extra’ son, paille, rebulet (déchets de mouture), sené, tout y est sauf la farine et encore, combien de fois on est sans levure !
27/03/15 Régime de fer pour tous. Le pain est de plus en plus noir et détestable
31/03/15 Plus de pain depuis ces deux jours.
08/05/16 Le pain est atroce. Les œufs sont encore payés 20 centimes pièce par les Allemands qui les revendent à St-Quentin 70 centimes.
24/02/17 Continuation du froid et du mauvais pain. Quelles calamités !
20/06/17 La farine arrive enfin. Nous aurons du pain demain. (Pas trop tôt !)
15/06/18 Le ravitaillement diminue de plus en plus… Le pain noir à partir de mercredi et 25 gr de moins !!
07/11/18 Serons-nous « débochés » ce soir ?
08/11/18 Enfin nous sommes Français ! Cela continue à canarder ….La nuit est encore mouvementée. Enfin le matin tout Etrœungt est libéré par le 23e chasseur Alpin
Annexe 3
Bataille de la Somme 09/ 1916: Extraits des BULLETINS OFFICIELS
1Journal de la zone occupée; contrôlé par les Allemands:
Gazette des Ardennes
BULLETINS OFFICIELS ALLEMANDS
Rancourt 20/09/1916 Paul Toussaint tué à l’ennemi
17 septembre I916 « Groupe d‘armée du Kronprinz Rupprecht de Baviére ».
A la Somme la bataille de durée continue. Au Nord du fleuve toutes les attaques ont été repoussées sanglantes, en partie déjà sous notre feu de barrage….A Combles, nous abandonnâmes quelques tranchées complètement bouleversées…..
20 septembre I916. Sur le champ de bataille de la Somme aucun événement d’importance particulière. Quelques poussées ennemies ont été rejetées….
21 septembre I916. … Au Sud-ouest de Rancourt et à Bouchavennes, nous avons reperdu, après des combats acharnés, du terrain que nos troupes avaient conquis en attaquant. Au Sud de Rancourt nous avons maintenu des tranchées prises par nous.
BULLETINS OFFICIELS FRANCAIS
18 septembre 1916. Au Nord de la Somme, une attaque vivement menée nous a rendu maîtres d’un nœud de tranchées ennemies à deux cents mètres environ au Sud de Combles. Cette opération nous a valu une cinquantaine de prisonniers, dont deux officiers…..
19 septembre 1916, 3 heures. Sur le front de la Somme, le mauvais temps a gêné les opérations…
20 septembre 1916 soir. Au Nord de la Somme, les Allemands ont tenté aujourd’hui un puissant effort pour nous déloger des positions que nous avons récemment conquises. La bataille a duré de 9 heures du matin à la tombée de la nuit. Sur un front de cinq kilomètres environ, depuis la ferme le Priez jusqu’au Sud de la ferme du bois Labé, les masses assaillantes se sont lancées à l’attaque à plusieurs reprises , précédées chaque fois de violentes préparations d’artillerie. Nos troupes ont résisté magnifiquement à tous les assauts et ont repoussé l’adversaire par des feux croisés de mitrailleuses et d’artillerie. Partout, nous avons maintenu nos positions et conservé intégralement le terrain conquis. La lutte a été particulièrement acharnée aux abords de la ferme le Priez et dans la région de Bouchavennes. Devant la ferme de Priez, quatre vagues d’assaut ont été successivement hachées par nos feux. On a vu l’attaque ennemie se disloquer et refluer en désordre derrière la crête, laissant le terrain couvert de cadavres. Dans le secteur de Bouchavennes, les Allemands qui, après plusieurs échecs sanglants étaient parvenus vers treize heures à prendre pied dans la partie Nord-est du village, en ont été rejetés à la baïonnette par une contre attaque irrésistible de nos troupes. Cinquante prisonniers dont plusieurs officiers sont restés entre nos mains. D’après les constatations faîtes sur tout le front d’attaque et les dires des prisonniers, l’ennemi a subi des pertes considérables. Canonnade habituelle sur le reste du front.
2Journal de la zone libre; contrôlé par les Français: La Patrie
20 septembre 1916 Quelle journée au nord de la Somme ! Pluie torrentielle, qui, cette fois, n‘a pas arrêté les opérations. Les Allemands ayant lu dans nos récents communiqués que le mauvais temps gênait nos attaques, ont-ils cru qu’ils pourraient profiter de la bourrasque pour nous chasser de nos nouvelles positions? On serait tenté de l’admettre, à en juger par la violence et l’étendue des assauts qu’ils ont hier, sous la pluie, dirigés depuis la ferme Le Priez jusqu’à la ferme du bois Labé. Cinq kilomètres de front pour le moins, avec de nombreuses reprises d’actions chaque fois précédées de violentes préparations d’artillerie.
Hâtons nous de dire l’insuccès complet de l’effort allemand.