Les cuisiniers français en Russie, leur influence sur la cuisine Russe

En suivant les traces d’A.M. Allongue dans les cuisines des Tsars de Russie, nous avons appris que tout le long du XIXème siècle, les Tsars avaient confié à des cuisiniers français la direction de leur cuisine. Antonin Carême, le roi des chefs et le chef des rois, avait, au début du siècle, porté très haut les couleurs de la gastronomie française(1) et gagné la confiance de toute la noblesse européenne, en Russie plus particulièrement.  Cette présence française dans les cuisines russes se ressent-elle toujours aujourd’hui, dans cette Russie fortement bouleversée au cours du XXème siècle par la révolution soviétique?

La fin des Romanov et le départ des cuisiniers français.

Tout le long du XIXème siècle, la cour de Russie a donc adopté la cuisine française sous l’influence d’A. Carême.

Table Impériale selon Antonin Carême

Pour lui, l’esthétique des plats est primordiale, il faut que ce soi bon et beau Il va donc apporter le gout de la présentation et du décor fastueux avec ses pâtisseries en forme de pièces montées présentes sur la table dès le début du repas ainsi que le gout des légumes frais et des sauces légères. En 1896, date d’accession au pouvoir de Nicolas II, la Russie connaît une période de croissance exceptionnelle, elle vient d’abolir le servage et disposera bientôt du premier réseau ferroviaire du monde. Soucieux de gagner la confiance…et les financements… de l’occident, de maintenir de bonnes relations avec la noblesse russe, le Tsar organise des réceptions somptueuses en particulier dans son château à Saint Petersburg. Le chef des cuisines est français et porte le titre prestigieux de « kamer fourier » (lieutenant-colonel) et dirige une brigade de 700 personnes.

Mais au début du XXe siècle, la Russie rentre dans un état de révolte permanente. La répression sanglante d’une manifestation populaire par l’armée du Tsar Nicolas II qui tira sur la foule le Dimanche Rouge en janvier 1905 à Saint Pétersburg contribue au déclenchement de la Révolution russe de 1905.

Affiche Révolution de 1905

 

Le temps des repas prestigieux à la française se termine, d’autant plus que  le Tsar accède aux demandes de sa femme l’impératrice Alexandra. Timide et puritaine, elle veut s’éloigner, ainsi que sa famille, de la vie mondaine de l’aristocratie russe. Cela  rendra le Tsar antipathique aux yeux d’une partie importante de la grande noblesse de Moscou et de Saint-Pétersbourg, qui ne se reconnaît plus dans cet empereur privilégiant un style de vie austère loin de la cour dans sa résidence de Tsarskoîe Selo

C’est ainsi que le chef des cuisines français Pierre Cubat perd sa raison d’être et rentre en France en 1905.

Repas de Nicolas et sa famille en captivité

Son successeur russe Ivan Kharitonov suivit la famille Romanov en exil après la Révolution russe  de 1917 et fut exécuté avec le tsar et sa famille le 17 juillet 1918. Il fut canonisé en même temps que Nicolas II et sa famille par l’Église Orthodoxe Russe en 2000 et repose aujourd’hui, dans la nécropole impériale de la Cathédrale Pierre et Paul à Saint-Pétersbourg

ANNEXE:

La dernière réception de Nicolas II.

Nous sommes fin janvier 1917 en pleine première guerre mondiale, une conférence interalliés est organisée à Saint Petersbourg (Petrograd) pour définir  une stratégie face aux armées allemandes et ses alliés.

Participent à cette conférence: la France avec son Ambassadeur Maurice Paléologue, « Papa Doumergue* » (ministre des Colonies) et le général Castelnau ; la Grande Bretagne ; l’Italie ; la Russie  avec Pokrovski (ministre des affaires étrangères) et le grand-duc Serge (inspecteur général de l’artillerie).

La conférence se terminera par une réception organisée par le Tsar  qu’un participant décrira ainsi :

« Nicolas, de son coté, accompagné de l’impératrice qui s’est montrée fort gracieuse pour Doumergue, reçoit les représentants des Alliés avec faste. Du moins nous le semble-t-il. Paléologue, lui — qui doit être une « superbe fine gueule », comme disait le journaliste Léon Daudet — fait des réserves. Il nous livre la confidence qu’à ce dîner de réception, le gala se révèle seulement « dans les livrées, le luminaire et l’argenterie ». Le menu, bien au contraire, lui semble «  d’une extrême simplicité », contrastant avec l’ancien luxe et la mondiale renommée de la cuisine impériale russe.

 Voyez plutôt le diner spartiate que Nicolas offre aux alliés pour respecter « les convenances morales du temps de guerre » :

Potage crème d’orge.

Truites glacées de Gatchina

Longe de veau Marengo.

Poulets de grain rôtis.

Salade de concombres

Glace mandarine.

Cette conférence permettra surtout aux représentants  étrangers de constater que la Russie est dans une situation catastrophique : dans les usines, les ouvriers sont arrêtés ; émeutes et grèves se manifestent ; les ressorts du gouvernement et tous les rouages de l’administration se détraquent, quant au tsar, « il ne fait rien ».

Le représentant anglais, murmure à l’oreille de Paléologue     _ We are wasting time !

Le tsar abdiquera le 15 mars 1917 et la Russie, devenue bolchévique, ne participera même pas aux négociations du traité de Versailles mettant fin à la première guerre mondiale en 1919.

*Gaston Doumergue est un homme affable et courtois, il séduit depuis le début de sa carrière politique par sa bonhomie et son accent, il sera président de la République de 1924 à 1931.

Source : « Le drame des Romanov » de Michel de Saint Pierre  France Loisirs 1969

La révolution de 1917, la Russie soviétique et le retour de la cuisine russe.

Bonbon à l’effigie de Lénine

Avec la révolution de 1917, le chaos règne dans le pays, finie la vie luxueuse, et les plaisirs gustatifs même pour les leaders révolutionnaires. Ils mangent à la cantine et le menu (comme partout d’ailleurs) y est on ne peut plus modeste, il se compose principalement de plats à base de lentilles et de blé, parfois même le pain manque. Le communiste le plus célèbre de la planète, Lénine est totalement indifférent à la nourriture. Il ne connait  guère que les mots « alimentation » et « nourriture », rappelant plus une diète pour malade ou un régime. Le seul petit faible de Lénine, c’est une chope de bonne bière, souvenir probable de ses longues années d’émigration en Allemagne.

Buste de Lénine en chocolat

Toutefois mentionnons une curiosité qui reste toujours d’actualité en 2018,  la Russie soviétique soucieuse de faire connaître l’image de ses dirigeants à son peuple  va jusqu’à mettre leur portrait sur les emballages des friandises et commercialise des bustes de ses leaders Lénine, puis Staline, pesant de  500g à 1kg, en chocolat blanc ou noir.

Les grandes famines de l’époque soviétique.

Souvenez vous, ils ont faim

Mais la Russie va connaître de véritables drames. Ainsi la collectivisation des terres, donnée de principe de l’économie socialiste, va se faire dans la plus grande hâte et par des mesures violentes. Combinée à la sécheresse de l’hiver 1921, elle conduira à une première famine en 1921-1922 qui fera 8 millions de morts, l’agriculture est si ralentie qu’à peine la moitié des terres cultivées en 1913 seront ensemencées en 1921.

Arrivé en 1928, Staline essaie de construire à marche forcée « le socialisme dans un seul pays », par l’industrialisation, la planification et la collectivisation autoritaires. Il fait régner la terreur politique pour éradiquer toute forme d’opposition. Il essaie dans cet immense pays d’effacer les particularités qui caractérisent cette  mosaïque de nationalités extrêmement diverses. Cette politique conduira à des transferts excessifs de l’agriculture vers l’industrie lourde et à une nouvelle famine de 1931-1933 qui fera  entre 6 et 8 millions de morts surtout en Ukraine et le long de la Volga.

N’oublions pas le million de Russes morts de faim en 1944 dans Leningrad assiégé par les armées nazi.

Enfin, il faudra attendre 1956 et l’officialisation de la déstalinisation pour apprendre qu’une famine sévère avait eu lieu de nouveau en Ukraine et Moldavie en 1946-47 faisant près de 1,5 millions de mort sans que le monde occidental soit informé.

Les habitudes culinaires à l’époque de la Russie Soviétique.

Pour la population, pendant l’époque soviétique, la gastronomie n’était pas valorisée. Ainsi il n’existait qu’un seul livre de cuisine pour les professionnels avec lequel on étudiait, on cuisinait, et il n’y avait pas de place pour la création.

Ce livre avait pour titre « Le livre de la nourriture savoureuse et saine », rédigé par l’Académie des sciences médicales, Moscou, en 1939

Les dirigeants successifs resteront fidèles à la cuisine russe , tout en ayant aussi des habitudes et des goûts plutôt particuliers.

Si Lénine est indifférent à la cuisine raffinée, il n’en est pas de même chez son successeur Staline.

Lénine et Staline vers 1925

Staline était né en Géorgie et, loin de partager les souffrances de son peuple, imposait ses habitudes à ses visiteurs ; il adorait le saumon et surtout la banane qu’il n’hésitait pas à faire livrer par avion. Mais ce n’était pas tant le contenu que la durée et l’heure du début de ses repas qui a forgé sa réputation. Il pouvait commencer un repas à 1 heure du matin et pendant 5 ou 6 heures, il enchainait les plats copieux, les jeux d’alcool, les chants et les danses. Des repas de négociation tournaient parfois à la séance de torture pour ses convives. Khrouchtchev qui assistait régulièrement à ces agapes raconte dans ses mémoires qu’un jour Staline lui demanda d’effectuer devant les convives une danse traditionnelle ukrainienne (Khrouchtchev avait plus de 60 ans). Néanmoins, il s’exécuta et, pour décrire l’ambiance, il écrira : « Quand Staline dit danse, un homme sage danse »et ajouta plus loin : « Les choses se passent mal pour ceux qui somnolent à la table de Staline. », il ne fallait pas s’endormir en présence de Staline.

Khrouchtchev comme ses successeurs  sont revenus à des habitudes beaucoup plus traditionnelles avec de grandes réceptions dans l’enceinte du Kremlin pour recevoir ses invités alors que la population subissait des restrictions et se contentait de tickets de rationnement.

1964 Khrouchtchev reçoit au Kremlin

Le président Mikhaïl Gorbatchev avait une préférence marquée pour la cuisine russe. On lui servait toujours une omelette ou des œufs sur le plat, ainsi que cinq variétés de bouillie pour le petit-déjeuner. Mais on se souviendra surtout que dès son arrivée au pouvoir en 1985: il essaiera de faire  sortir le monde soviétique de son immobilisme et se rapprochera progressivement du monde occidental. Gorbatchev se fera l’avocat de plusieurs projets de réforme, aux champs comme à l’usine. Dans les campagnes, il s’inclinera  devant une réalité: les 3 % de la surface plantée que totalisent les lopins accordés par les kolkhozes à leurs employés assurent 30 % de la production agricole de l’ U.R.S.S. Gorbatchev rendra de l’autonomie et encouragera les brigades de paysans a gérer de façon autonome leur plan de travail et leur trésorerie. Dans les autres domaines il donnera enfin tout son sens à la dénomination de son pays : Union des Républiques Socialistes Soviétiques (U.R.S.S.) en abandonnant la centralisation à outrance et en encourageant les activités décentralisées au niveau de chaque république fédérée ou même des régions.

1997, l’URSS a éclaté fin 1991 et je découvre la Russie.

1995 Eltsine au Kremlin

Fin 1991, l’URSS laisse la place à la Communauté des États Indépendants (C.E.I.), qui permet aux anciennes républiques de prendre leur indépendance et constitue une structure de coordination et de coopération afin de préserver les liens économiques, politiques et militaires, au sein de ce qui fut jadis un seul État fortement centralisé. La Russie est dirigée par Boris Eltsine. Il aura bien du mal à réformer son pays et en ce qui concerne la cuisine, il se montre plutôt « capricieux » : Il aimait manger beaucoup de viande, des pelmenis (genre de raviolis), de la chair de sanglier, d’élan, le poisson sibérien, et surtout boire de la vodka…

En 1997, je suis expatrié à Moscou où je suis chargé de remettre à niveau une filiale industrielle de la société GAZPROM, ce géant russe qui dispose du monopole de l’extraction et de la distribution du gaz en Russie et à l’étranger.

Pirojkis ou chaussons russes

Les traces du monde soviétique sont encore bien présentes : dans chaque grande ville russe, on trouve trois catégories de restaurants. D’abord les restaurants de luxe surtout dans les grands hôtels là où on trouve les étrangers et là où il faut se montrer, puis les petits restaurants souvent familiaux offrant la cuisine venue des anciennes républiques comme la Géorgie, l’Arménie, l’Ouzbékistan… vestiges de la période soviétique quand Gorbatchev avait rendu un peu d’autonomie aux régions et, enfin, autre héritage soviétique: les incontournables cantines d’entreprises car chaque entreprise se doit d’avoir sa cuisinière et doit nourrir son employé le midi.

Je découvre alors la cuisine russe: la vodka(2), les pirojkis fourrés de confiture et surtout, les zakouski (les entrées toujours très nombreuses), le caviar pressé, le saumon ou l’esturgeon fumé au goût puissant que l’on peut alléger avec une marinade de lait, les filets de hareng, le cochon de lait. Le caviar bien sûr est de qualité mais il reste cher et destiné surtout à l’exportation. L’hiver, pour lutter contre le froid, le fameux bortsch est incontournable, c’est une soupe à base de betteraves dont la couleur cramoisie est adoucie par un nuage de crème fraiche. Durant l’été on remplace le bortsch par l’okhrochka, soupe glacée à base de kvass, boisson nationale russe à base de pain fermenté rehaussée de légumes frais.

L’influence de la cuisine française est encore bien vivante.

Une première surprise en arrivant dans l’entreprise, je découvre que la cantine n’est pas qu’un lieu où l’on mange mais un lieu d’échanges …en langue russe… et où l’on prend son temps. Je note très vite que les Russes adorent les plats biens gras, les entrées multiples qui baignent dans la mayonnaise.

Salade Olivier ou salade Russe

Un des tous premiers plats est  une salade composée de dés de légumes et d’autres petits légumes liés à la sauce mayonnaise. Je suis très fier de dire « Tient, voilà de la salade Russe » ce qui provoque un grand étonnement de la part de mes collègues Russes. En effet en Russie, on l’appelle « salade Olivier », car en fait notre salade russe fut inventée à Moscou dans les années 1860 par Lucien Olivier, chef belge du célèbre restaurant moscovite L’Ermitage. Ce plat fut rapidement très prisé par les habitués du lieu et sa renommée devînt rapidement internationale.

Une nouvelle surprise m’attend lors des premiers repas d’affaire : en arrivant dans la salle à manger, je découvre que tous les plats : les entrées nombreuses, les desserts et parfois même les plats chauds placés sur un réchaud sont sur la table dès l’arrivée des convives. Il en est de même pour les boissons : toutes les bouteilles sont sur la table.

C’est en quelque sorte ce que nous appelons un « buffet ». Mais ici chaque convive pique dans les plats disposés devant lui (tant pis pour ceux qui sont hors de portée) et les serveurs très discrets remplissent les verres de vin ou de vodka  dès qu’ils sont vides.

Repas au Kremlin en2017 avec Poutine et Medvedev

Quand je demande à mes collègues Russes l’origine de cette tradition, ils me répondent d’un air étonné : « Mais, c’est le service à la française ! »

Après enquête, cette présentation est effectivement une tradition française datant du moyen âge et apportée en Russie par notre cuisinier Antonin Carême au XIXe siècle. L’objectif, avant tout, est de montrer l’abondance et le luxe des mets, de soigner la présentation, de donner de l’importance au maître de maison car dans la tradition française, c’est lui qui découpe la viande et la distribue à chaque convive.

Je découvrirai rapidement les avantages et inconvénients de ce service.

L’inconvénient concerne le plat chaud qui étant sur la table dès le début du repas sera servi soit réchauffé soit froid.

L’avantage… si j’ose dire… concerne la vodka et les boissons: la tradition russe, bien ancrée dans les milieux d’affaires, veut qu’on ne quitte la table que lorsque toutes les bouteilles sont vides et il y en a toujours beaucoup. Alors comment éviter l’excès d’alcool en fin de repas? Je rechercherai très vite à mon arrivée une place près des pots de fleur pour pouvoir… me débarrasser discrètement des excès de vodka… dans le pot de fleur voisin…pauvre plante.

En approfondissant ce sujet, j’apprendrai que le service tel que nous le pratiquons aujourd’hui en France avec la présentation des plats en séquence, la mise en valeur des pièces rôties, le service à table avec des convives assis fut introduit en France par le prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France en 1810, car , brûlé lors d’un bal , il ne pouvait plus découper lui-même les viandes au cours de ses réceptions. C’est ainsi qu’aujourd’hui, en France nous pratiquons en fait le service dit service à la russe (appelé aussi au guéridon)

J’oubliais un dernier point : les Russes adorent porter des toasts, le verre de vodka levé. Tout dépend évidemment de l’occasion, mais plus celle-ci est solennelle et importante, plus les toasts seront longs. Il faut toujours respecter la règle suivante : il faut prendre son verre en main au début du discours et ne jamais le reposer jusqu’à la fin du toast.

Les Russes et leur datcha.

Famille Russe dans sa datcha

Les Russes aiment la cuisine maison, les légumes et les champignons. Je comprendrai pourquoi au printemps 1998. Ce jour là, les premiers rayons de soleil viennent enfin réchauffer la terre de Russie et en arrivant à l’usine, j’ai une grosse surprise: l’usine est quasiment vide. J’apprendrai que le personnel a pris congé pour se précipiter dans sa datcha pour lancer les premières plantations au jardin. En effet, les simples citoyens ont pu construire leurs datchas à l’époque de Nikita Khrouchtchev dans les années 50. Des « associations de jardinage » virent alors le jour, les grandes entreprises et organisations reçurent de grands terrains qu’elles distribuaient aux employés où ces derniers pouvaient construire leur datcha. La datcha devint le lieu où l’on allait en famille au printemps pour planter des carottes et des pommes de terre, et en automne pour ramasser la récolte, certes petite, mais personnelle : un espace de liberté dans une société contraignante, une sécurité alimentaire et de qualité pour la famille. J’apprendrai un nouveau terme: mes collègues russes au printemps devenaient des « datchniki »

Même phénomène à l’automne : après la récolte des légumes et leur mise en conserve, les Russes allaient ramasser les champignons qu’ils découpaient et laissaient sécher sur la table du salon.

Quelle place aujourd’hui pour les cuisiniers français au Kremlin?

Jerome Rigaud chef cuisinier au Kremlin

Revenons d’abord à l’année 2000. Eltsine vient de démissionner et il est remplacé par Vladimir Poutine, un ancien du K.G.B. (les services de renseignement de l’époque soviétique). Ma mission est terminée et je quitte la Russie plutôt ravi car après la période « bon enfant » de l’époque Eltsine, on assiste à Moscou au retour de l’autorité et de l’ordre strict.

Si le nouveau président Poutine cherche à rétablir la grandeur de la Russie, il a aussi une histoire personnelle liée à sa famille dont il parle très peu : son grand-père paternel, Spiridon Poutine, avait travaillé comme cuisinier pour Lénine, puis pour  Staline dans leur datcha de la région de Moscou. Poutine restera donc fidèle à la cuisine russe et répugnera à confier ses cuisines à des étrangers.

Ludmilla « l’oeil de Moscou »

En 2008, Poutine, qui reste l’homme fort de la Russie, doit laisser la présidence  de la Russie à Dmitri Medvedev, ancien président de Gazprom. Dès son arrivée au Kremlin, Medvedev voudra, pour ses cuisines, renouer avec la tradition des Tsars : il embauche un chef français, Jérôme Rigaud originaire de Perpignan. C’est avec lui que l’on peut découvrir les cuisines du Kremlin. Il dirige une équipe de 30 cuisiniers, les cuisines sont installées au sein du Kremlin dans un local flambant neuf de 2000 m2. Le stock de vaisselle est impressionnant : il comporte 20 000 assiettes et 100 000 verres car il faut pouvoir servir jusqu’à 1000 personnes dans les salles d’apparat du Kremlin. Le rôle du chef des cuisines est fondamental, il doit bien sûr assurer la préparation des repas et la coordination des services : la durée d’un repas ne doit pas dépasser 40 minutes. Mais il doit choisir puis faire approuver les menus par le

Crabe de Sakhaline et tourteau

président, s’assurer que les aliments n’ont pas été empoisonnés. Il dispose pour cela d’un médecin spécialiste de l’hygiène surnommé « l’œil de Moscou » qui s’assure de la propreté des cuisines et goute tous les plats. Il doit vérifier qu’il n’y a pas de vol d’aliments dans les cuisines et fait peser tous les aliments. Il doit préparer lui-même toutes les assiettes destinées à la table du président,sécurité oblige.

Jérôme Rigaud pratique la cuisine française mais a une prédilection pour les produits de la mer. Il a ainsi le plaisir de servir un met d’exception: le crabe de Sakhaline, ce géant des mers qui pèse 15 kg et a 1 m d’envergure, rien à voir avec notre petit tourteau.

Club Chefs des Chefs

Au cours de son séjour au Kremlin, J. Rigaud aura l’honneur de recevoir un club très fermé : « le Club des Chefs des Chefs » qui rassemble les 40 cuisiniers des plus grands chefs d’état de la planète.

Malheureusement le séjour de J. Rigaud au Kremlin s’achèvera au retour de Poutine à la présidence de la Russie en 2012.

Quelle place aujourd’hui pour les cuisiniers français en Russie?

La Russie, et surtout ses capitales Moscou et Saint Petersburg, sont maintenant ouvertes à toutes les cuisines mais néanmoins les cuisiniers français continuent à tenir les cuisines de lieux prestigieux et à faire honneur à la cuisine française.

Nous citerons à Moscou :

Vue du Hyatt Ararat:le Kremlin et St Sauveur
Tour de la Fédération

Guillaume Joly, chef de cuisine du Hyatt Ararat de Moscou. Confronté aux goûts des Russes, et par amour du pays, il s’est adapté à des habitudes culinaires différentes, il regrette néanmoins que les Russes  vont au restaurant pour faire la fête et surtout pour y être vus, pour l’ambiance et le décor et pas trop pour la gastronomie.

Régis Trigel, chef cuisinier, à la tête du restaurant le plus haut d’Europe, le Sixty, situé au 61ème étage de la tour Fédération. Il aime la cuisine russe, et tout particulièrement la soupe à base de betteraves rouges : le bortsch et beaucoup moins les ingrédients gras tels que la mayonnaise.

Nous terminerons ce voyage culinaire à Saint Petersburg

En effet, depuis 2016, tout Lorguais sortant d’une visite du célèbre musée de l’Ermitage et ayant un peu la nostalgie de son pays se doit de rendre visite au restaurant « Chez Bruno ». Le chef lorguais Clément Bruno et son ancien chef Dominique Saugnac se sont associés pour ouvrir un nouveau restaurant français à deux pas du musée de l’Ermitage et de l’Amirauté. Ils ont su, avec talent, reproduire l’ambiance chaleureuse du restaurant de Lorgues en Provence. Au démarrage, le jeune chef Jérome Seuillot formé à Lorgues a tenu les fourneaux et fait revivre avec passion et précision les recettes originales à base des différentes truffes de saison dont bien sûr la truffe noire [Melanosporum].

Saint Petersbourg Entrée Restaurant Bruno

Soyons persuadés que les Russes de passage qui, comme nous l’avons vu, aiment les champignons, apprécient les plats à base de truffes de Clément Bruno(3)

En mars 2018, ce restaurant désormais réputé a organisé, en partenariat avec le consulat général de France, un dîner de gala pour célébrer l’excellence de la gastronomie française. Cette manifestation unique au monde dénommée Goût de / Good France 2018  s’est déroulée simultanément sur 5 continents et dans plus de 150 pays, elle vise à mieux faire connaître le repas gastronomique des Français, inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO depuis 2010.

Intérieur restaurant « Chez Bruno »

Enfin, vous noterez que la langue russe n’est pas toujours très simple. En lisant le panneau à l’entrée vous noterez que pour dire « de la truffe », le Russe utilise un seul mot …de douze lettres qui se prononce trioufelniy

2018 L’équipe de « Chez Bruno »

Voilà pourquoi notre journal « Vivre à Lorgues » se devait de raconter l’histoire de l’influence de la cuisine française en Russie au cours de ces deux derniers siècles  car Lorgues y a bien contribué avec hier Antoine Maximin Allongue et aujourd’hui Clément  Bruno.

François Lenglet  le 07/12/2018

ANNEXE:

Extraits des Carnets du lieutenant  Jean de Courcy écrits lors d’un stage au sein de l’armée du Tsar en 1896

Le cérémonial du repas lors d’une réception à Saint Petersburg

« Dans cette salle on commence par prendre, debout devant un buffet, les hors-d’œuvre ou zakouski. Il faut obligatoirement commencer par avaler un petit verre de vodka (eau-de-vie) ; c’est heureusement moins fort que l’eau-de-vie française, mais pris à jeun cela paraît fort. Ensuite on mange les hors-d’œuvre en quantité, du caviar (en russe ikra) — le mot caviar n’est pas russe mais turc- du poisson fumé, du fromage de gruyère, du jambon, etc. Après tout cela, on a beau être rassasié, il faut se mettre à table pour déjeuner, et manger de tout. Comme boisson on a de la bière de seigle (kvass); on ne sert le vin qu’à la fin du repas, vins fins de France et champagne. Après le repas, on fait venir les chanteurs du régiment; ils chantent en chœur, ils dansent. Ils saisissent le noble invité à bras-le-corps et l’élèvent à force de bras ; dans cette position on lui fait passer son grand verre de champagne qu’il faut boire d’un trait. De cette manière, on s’efforce de griser complètement l’invité!

Voici comment je réussissais à éviter ce résultat :

 » Pendant le repas, je buvais le moins possible ; après, et surtout quand j’étais porté à bras-le-corps, je faisais semblant de boire en renversant le contenu de mon verre par terre ou sur la tête de mes porteurs. Les officiers russes, déjà ivres, ne s’en apercevaient pas. J’oubliais de dire que le plus jeune des officiers avait pour consigne de ne pas boire afin de pouvoir reconduire chez lui l’invité.

De cette façon, je consommais fort peu et j’évitais l’ivresse. C’est surtout pendant les repas qu’il me fallait faire attention; car mes deux voisins cherchaient toujours à me faire boire… »

Notes

1- Antonin Carême qui ne semble pas très modeste écrira dans un de ses livres : « La France est la mère-patrie des Amphitryons* ; sa cuisine et ses vins font le triomphe de la gastronomie. C’est le seul pays du monde pour la bonne chère; les étrangers ont la conviction de ces vérités. »

* Amphitryon= l’hôte chez qui on est invité à manger.

2-La vodka est l’eau de vie des Russes, d’ailleurs vodka est le diminutif de voda qui signifie eau.

3-Adresse du restaurant « Chez Bruno » à Saint Petersbourg :

10,Admiralteyski Prospect(Métro Admiralteyskaya) tel :812 940 18 81

Sources :

Le Roman de la Russie insolite de Vladimir Federovski / Ed.du Rocher

Russia Beyond : https://fr.rbth.com/gastronomie

Dans les coulisses du Kremlin   https://www.youtube.com/watch?v=zNDCFlc0Ses

Le roi Carême de Alexandre, Philippe et L’Aulnoit  Béatrice   Paris : A. Michel, 2003

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