Le parcours de la famille de ma mère Gisèle Toussaint va nous plonger dans l’atmosphère de la guerre franco prussienne de 1870 puis dans celle de 1914. Le village de Troisvilles va subir les exactions des armées prussiennes en 1870 et, trente cinq ans plus tard, dès 1914, va se retrouver en zone occupée sous le joug de l’armée allemande pendant quatre ans. Il aura le malheur d’être placé à proximité des différentes zones de combat aussi bien pendant la guerre de mouvement que dans l’horrible immobilisme des tranchées. Ces conflits laisseront des traces sur la vie de la famille jusqu’au début des années 1960.
La famille Toussaint Latour à la fin du XIXe siècle :

Valéry Honoré Toussaint, instituteur à Troisvilles. En 1832, Valery Honoré Toussaint venant d’Etroeungt dans l’Aisne s’installe à Troisvilles, village du Cambrésis, où il vient d’être nommé instituteur communal. A l’époque, le village n’a pas d’école, c’est à l’instituteur de trouver un local adapté qui reçoit en échange une compensation financière de la part de la commune. Il aura la chance d’inaugurer en 1847 la première école communale de garçons (aujourd’hui la mairie).
Entre temps, en 1842, il épouse Joséphine Joseph Héloir originaire de Troisvilles et fille d’un mulquinier (tisseur de lin). Ils auront trois enfants dont le dernier, un de mes arrières grands pères maternels Edouard François Toussaint nait en 1854. Entre temps, Valery Honoré Toussaint a démissionné en 1850 du métier d’instituteur pour devenir agriculteur. Cette démission parait surprenante mais on peut néanmoins imaginer, qu’à l’époque, le salaire d’un instituteur n’est pas mirobolant et qu’il devra avant tout aider et subvenir aux besoins de la famille car son épouse Joséphine fait partie d’une fratrie de huit enfants. Son père a épousé successivement les deux sœurs Gantois, l’ainée étant décédée prématurément à l’âge de 27 ans. D’ailleurs, on peut lire dans le bulletin de la ville de Caudry qu’à cette époque, un ouvrier tulliste touchait un salaire moyen de 7 à 9 francs par jour alors qu’un instituteur ne gagnait que 3 francs.
Edouard François Toussaint, agriculteur à Troisvilles.
Une jeunesse bien difficile avec la guerre de 1870 qui va durablement marquer la région.
En 1859, Edouard Toussaint perd son père Valéry alors qu’il n’a que 5 ans. Bien entendu ce drame perturbera son éducation et il devra très vite travailler à la ferme ; son acte de mariage en 1879 précise bien qu’il est alors agriculteur.
En 1870, il va vivre de très près la guerre franco prussienne. Cette guerre déclarée entre la France et la Prusse au mois de juillet va se révéler désastreuse pour les français : mal préparée elle va opposer 260 000 soldats français à 600 000 soldats prussiens et allemands regroupés dans une alliance que Napoléon III n’avait ni imaginée, ni anticipée au moment de déclarer la guerre à la seule Prusse.
Dès le mois de septembre 1870, la population de la campagne française était affolée par le contenu des dépêches successives annonçant désastre sur désastre et par les racontars les plus sinistres qui couraient le pays et venaient encore augmenter l’épouvante.

Les villages vont voir l’arrivée de petits groupes de soldats ennemis qui ne cherchent pas le combat mais vont se comporter comme des « corsaires de terre ferme ». Équipés d’une lance, d’un sabre courbe, et, d’un pistolet, ils vont jouer sur la peur pour vivre de rapines, voler des chevaux, réquisitionner des paysans et leur charrettes pour transférer leur butin en lieu sûr. Ces petits groupes se font appeler les uhlans : il s’agit d’anciens officiers ou soldats de l’armée prussienne retirés du service qui, ne vivant qu’avec une modeste retraite, obtiennent le droit de se regrouper et d’intervenir aux avant postes dans un rayon de trente à quarante kilomètres de l’armée prussienne. N’étant pas sous l’autorité de l’armée, ils peuvent espionner et se servir pour leur propre compte. La mise en place coté français de groupes d’éclaireurs permettra certes de les repérer mais pas de les combattre. Après le désastre de Sedan et le renversement de l’Empire Français début septembre, l’occupation de l’armée ennemie s’accélère.

Fin 1870, St Quentin a capitulé et la ville de Péronne a été détruite. Dans le nord, les uhlans sont de plus en plus pressants et agressifs.
Le samedi 21 janvier 1871, 6000 hommes de l’armée ennemie envahissent Le Cateau et sa région. Voici un témoignage écrit par A. Lecluselle en 1898 « Au Cateau, les Prussiens se montrèrent rapaces pendant leur court séjour; tout leur semblait bon à prendre : gants de laine, chaussures, tabac, épicerie, jouets d’enfants. Un pauvre tisseur, qui reportait sa pièce chez le fabricant, se la vit enlever par des soldats qui se la partagèrent et en firent aussitôt des cache-nez. Le 23 janvier, ils firent rassembler au Cateau tous les chevaux du canton, au nombre d’environ deux mille, et les renvoyèrent après en avoir choisi vingt-trois à leur convenance. L’ennemi faisait prendre dans les fermes des environs, le foin, la paille, l’avoine et le bétail qui s’y trouvaient: tout cela était porté dans des tombereaux et conduit à Saint-Quentin par les propriétaires eux mêmes »
A ces exactions, s’ajoutèrent l’injonction suivante remise aux autorités cantonales : « Le canton de Le Cateau-Cambrésis, est chargé d’une contribution de guerre à hauteur de 25 francs par tête d’habitant. La somme est ainsi fixée à 850.000 francs, payable en argent ou en valeur ».
Signé : « Comte de la Lippe, général de division. »
Le 30 janvier, le bruit couru de l’annonce d’un armistice général. Cet armistice prévoyait que le Nord ne serait plus occupé à partir du moment où la contribution de guerre aurait été versée.
Les Prussiens réduisirent alors la contribution de guerre à 400.000 francs et diffusèrent une annexe fixant la somme à verser par chaque commune : ainsi Troisvilles avec 2026 habitants devait payer 24 144 Fr. Et pour forcer un paiement rapide et intégral, les Prussiens emmenèrent deux otages pris parmi les notables de la ville du Cateau.
Toute la population indignée de ce procédé s’écria qu’il fallait à tout prix, délivrer au plus tôt, les deux honorables citoyens si douloureusement frappés dans leur liberté.
A Troisvilles, la commune désigna dix-neuf « bons patriotes » pour avancer la somme réclamée. A noter qu’aucun de nos ancêtres ne figure sur cette liste, leurs revenus étant certainement insuffisants pour soutenir une telle démarche.
Tous les efforts se réunirent, riches et pauvres prêtèrent généreusement leur concours et deux jours après, les Prussiens étaient payés et les otages rendus à leurs familles.
En février 1871, le Nord était enfin libéré mais ce bref passage des Prussiens allait laisser des traces dans les mémoires.
Voici comment en 1900, le curé de Troisvilles G Moyal résume cet épisode douloureux de la guerre de 1870 : « Nous avons encore tous présents à la mémoire les désastres et les humiliations de cette malheureuse guerre, nos vaillantes armées livrées à l’ennemi par des capitulations sans exemple dans l’histoire. Dieu nous a donné une terrible leçon…et nous devons bien reconnaître que nous avions mérité tous les malheurs qui sont venus nous accabler. La soif de l’or et des plaisirs avait émoussé l’amour de la religion et de la patrie. »
Le mariage d’Édouard Toussaint avec Félicie Latour
En 1879, Édouard Toussaint va épouser Félicie Latour, fille de boulanger et elle-même jeune épicière, …mais en fait leur histoire d’amour avait commencé quelques années auparavant.
En effet, le 16 décembre 1879, le mariage officiel a lieu devant le maire de Troisvilles,…, mais à la fin de la cérémonie, les jeunes époux « déclarent vouloir légitimer Marie Helena Toussaint née le 31 Janvier 1876 …de père inconnu… »,… puis néanmoins reconnue par Édouard Toussaint … le 7 Mai 1877. C’est ainsi que l’on apprend que Félicie Latour avait eu sa première fille hors mariage à 18 ans.

Marie Helena Toussaint, une première fille, « illégitime » car née hors mariage.
Ce sujet de la légitimité et des filles- mères préoccupe à l’époque les autorités de chaque village : la moralité de la population du village est mesurée en suivant annuellement le taux de naissance d’enfants illégitimes .
Ainsi le directeur de l’école laïque de Troisvilles écrira en 1900 : « Les mœurs ne sont pas dissolues… Nous avons relevé à différentes époques les naissances illégitimes survenues à Troisvilles. De 1741 à 1790, nous trouvons 22 enfants naturels, ce qui fait un peu moins d’un enfant tous les deux ans…. Pendant les 18 dernières années, de 1881 à 1898, il n’y a eu que 72 enfants naturels, soit 4, en moyenne, par an. Il y a deux ans, on n’a inscrit aucune naissance illégitime, et l’an dernier il n’y en a eu qu’une. Ces naissances sont donc en décroissance. La statistique est chose brutale. Aussi à ceux qui prétendent que les écoles sans Dieu(1), comme ils les appellent, démoralisent le peuple, nous leur conseillons d’abandonner leurs phrases à effet et de se renseigner : cela leur évitera de porter moins souvent des jugements téméraires ». Le directeur se permettra de rajouter « Nous allons peut-être aussi porter un jugement hasardé. Mais qui sait, si le luxe effréné qu’on remarque surtout chez les jeunes filles, ne contribue pas à conserver leur pureté ? Une jeune personne dont le corps est paré avec tant de soin doit craindre qu’une souillure ne vienne le ternir…».
A la même époque, le curé de Troisvilles dénonce surtout les dangers de la vie en usine et de l’impact de la promiscuité sur la moralité de la population. C’est cette explication que retient également le directeur de l’école de la ville du Cateau, ville voisine où se trouvent les usines textiles : il précise le fait qu’en 1900, au moins 80% des enfants illégitimes nés au Cateau ont un parent qui travaille dans l’industrie textile.
La famille d’Edouard François Toussaint et Félicie Latour.
Édouard François Toussaint et Félicie Latour auront quatre enfants : Marie Helena bien sûr… née en 1873 puis Elvina en 1881, Édouard François premier fils qui portera comme le veut la tradition dans la famille le même prénom que son père en 1883, et enfin, Paul Valery mon grand père en 1885.

Édouard François Toussaint devient tulliste.
Au cours du XIXe siècle Caudry et sa région vont se consacrer à la fabrication du tulle puis à la dentelle mécanique à base de coton pour compenser la crise de l’industrie du lin. Caudry n’a pas hésité à s’approprier les techniques inventées par les anglais et à fabriquer ses propres machines textiles.
Le premier métier à tulle composé d’un système à bobines et charriot conçu par Heathcoat était apparu au début du siècle, puis un certain Leavers eut l’idée d’allier la technique Jacquard au procédé mécanique de John Heathcoat. Cette technique fut ensuite reprise et améliorée en France par Jourdan et Ferguson.


C’est ainsi que d’un simple métier à tulle on a pu évoluer vers un véritable métier à dentelle mécanique, permettant de réaliser avec une liberté totale tous les motifs imaginables. Ce sont d’énormes machines pesant plusieurs tonnes, au vacarme assourdissant.
Ce changement marque aussi le passage de la dentellière aux mains agiles à l’ouvrier aux épaules robustes.
Autre conséquence, le prix d’un yard carré de tulle uni va ainsi passer de 15 francs en 1815 à 0,30 en 1860.
Tulle et dentelle autrefois réservés à la noblesse vont devenir accessibles à une grande partie de la population

En 1860, Napoléon III est au pouvoir à Paris et son épouse, la Princesse Eugénie a le don de créer des effets de mode grâce à ses toilettes somptueuses (ses ennemis l’appellent « Fée Chiffon ») et de canaliser la cour grâce à des réceptions d’envergure : sans Eugénie, il n’y aurait pas eu l’expression « Fête impériale » qui décrit l’atmosphère exquise qu’elle installe autour de l’Empereur durant deux décennies.
Ainsi la mode dite de « haute nouveauté » va imposer le port de la dentelle dans le costume féminin et cette mode va se répandre dans toutes les classes sociales.
Face à cette demande croissante, les artisans tullistes vont investir dans de nouvelles machines, bénéficiant de crédits considérables octroyés par un réseau de banques libérales impulsées par l’Empereur pour accélérer l’industrialisation du pays. Caudry vit alors une période de prospérité, produisant jusqu’à une machine textile par jour .
Edouard François Toussaint jusqu’alors cultivateur faisait, en fait, partie de cette classe de manouvriers qui ne disposant pas de grande surface à cultiver était obligé de compléter ses revenus en louant ses services comme ouvrier textile pour faire vivre sa famille. Il va se lancer à son tour dans le textile, emprunter et mettre toutes ses économies dans l’achat d’une machine à tulle.
La fin du XIXe siècle sera donc marquée pour la famille Toussaint par l’apprentissage et la maîtrise de ce nouveau métier. C’est ainsi que mon grand père Paul Valery va vivre dès son plus jeune âge dans ce milieu de tulliste
Malheureusement, un nouveau drame va frapper la famille à la fin du siècle: Félicie Latour va mourir en 1897 à l’âge de 39 ans alors que mon grand père n’avait que 12 ans.
Annexe:
Souvenirs de l’occupation prussienne en 1870.
L’occupation du village par l’armée prussienne pendant la guerre de 1870 laissera des traces dans les mémoires de nos anciens.
Au début des années 1950, j’avais 5 ans et passais toutes mes vacances à Troisvilles. Mes parents me laissaient totalement libre et je pouvais passer des journées entières avec mes cousins dans les champs ou à la ferme. J’entends encore ma grand tante Elvina Toussaint inquiète de me voir rentrer parfois plutôt tard me dire d’un ton très inquiet : « Tu verras quand les uhlans arriveront sur leur grand cheval, avec leur lance et leur sabre courbe, tu viendras vite te réfugier au fond de la cuisine et tu n’en bougeras plus de toute la journée »
A la même époque, tous les repas de famille, le plus souvent à la Noël ou à la Toussaint se terminaient par le commentaire suivant « En voilà encore un que les prussiens n’auront pas » C’était notre façon de dire merci à la maîtresse de maison pour son bon repas.
L’illégitimité et notre famille
Ce sujet de la légitimité avait déjà été rencontré dans la famille , ainsi le grand père maternel de Édouard François Toussaint: Benoit Joseph Héloir s’était marié en 1806 avec Anastasie Gantois, ils avaient eu deux enfants mais Anastasie était décédée prématurément en 1811, à 27 ans. Benoit Joseph Héloir va vivre ensuite avec Félicité Gantois, sœur aînée d’Anastasie. Ils auront ensemble six enfants mais ne se marièrent qu’en 1839… en présence de leurs enfants.
L’aînée de ces six enfants était la mère d’Édouard François Toussaint.

François Marie Lenglet 06 /2018
1_L’école sans Dieu : c’est à cette époque que fait rage la bataille pour la laïcité qui aboutira aux lois de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État.
Sources :
La guerre dans le Nord (1870_1871) 1898 auteur Lecluselle Galica/BNF
Archives de la ville de Troisvilles
Inspection primaire du Quesnoy ;Monographie de Le Cateau et de Troisvilles
Bulletins Municipaux Caudry
Bonjour, Je viens de lire avec grand intérêt votre article, comme vous Valéry Honoré Toussaint est un de mes ancêtres.
J’aimerai vivement échanger avec vous sur cet aieul.
Merci d’avance
Marianne MAROUZE
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