Sur les traces d’Antoine Maximin Allongue: cuisinier des Romanoff


Préambule : Extraits de « La Chaussée Jules César » de René Brun (1981)

Antoine Maximin Allongue, fit sa fortune comme responsable des cuisines des Tsars Romanoff, lui simple provençal devenu le continuateur à près d’un siècle de distance du célèbre cuisinier Antoine Carême que se sont disputé les cours princières d’Europe au début du XIXe

Quant à Maximin Allongue, son séjour en Russie à la fin du XIXe siècle conduit à deux réflexions.

 L’une c’est qu’il prolongeait la tradition des grandes familles russes s’alignant sur leur Tsar Alexandre Iier que son chef de cuisine Carême avait conquis à la cuisine française.

 L’autre c’est que la présence de Maximin Allongue à la cours impériale de Russie, lors de la préparation de l’alliance franco-russe a pu influencer favorablement pour la France les hauts personnages qu’il servait.

Cuisine et patriotisme vont parfois de pair.

Introduction : La Révolution française avait mis les chefs de cuisine au chômage, les nobles avaient émigré ou réduit leur train de vie : ils ouvrirent donc des restaurants et la gastronomie rentra dans la liste des plaisirs des puissants de ce monde. De grands restaurants ouvrirent en particulier à Paris dans le quartier du Palais-Royal. On peut citer: Meot, les Frères Provençaux, le Rocher de Cancale, Chevet, etc. C’est ainsi que des grands chefs de cuisine français, devenus célèbres, entrèrent au service des grandes cours européennes et vont nous permettre de suivre les traces d’ A.M.Allongue à la cour des tsars de Russie.

Antonin Carême : le roi des chefs et le chef des rois

Notre enquête commence en 1814, Napoléon 1er vient d’abdiquer et, réfugié à Fontainebleau, est sur le point de partir vers l’Ile d’Elbe. Les troupes de la coalition regroupant Russes, Prussiens, Anglais ainsi qu’Autrichiens et Suédois ont envahi la France, ainsi le tsar de Russie Alexandre 1er occupe Paris avec ses troupes essentiellement composées de cosaques

Les cosaques à Paris

. Louis XVIII, qui vient de reprendre les clefs du royaume confie au « diable boiteux » – le surnom de Talleyrand – le soin de mener les négociations et lui demande s’il a besoin d’être épaulé par quelques-uns de ses meilleurs diplomates, Talleyrand lui répond qu’il n’a rien à faire de grattes papiers, de bavards et de consuls,  car il a Marie-Antoine dit « Antonin » Carême, son chef cuisinier de grand talent.

Table Impériale selon Antonin Carême

Alexandre 1er réside dans l’hôtel de Talleyrand, rue Saint Florentin. Désormais,  Talleyrand qui n’a guère d’arguments militaires pour négocier, ne lésine pas à la dépense pour séduire l’empereur de Russie. Il confie à son cuisinier Antonin Carême le soin de préparer des repas somptueux.  La stratégie de Talleyrand est claire : pendant que le chef régale, Talleyrand manipule.  Aux plaisirs d’une bonne table s’ajouteront la magnificence du lieu et le charme des conversations et des mots d’esprit «à la française ». Pendant une dizaine de jours, tous les soirs, Talleyrand et Alexandre dîneront ensemble, en large compagnie: « Tout ce qui compte à Paris de princes, de ministres, de diplomates, d’anciens dignitaires de l’Empire s’y retrouve ».

Cette atmosphère de fête et ces dîners se répétera, après l’épisode des Cent- Jours et la seconde abdication de Napoleon1er,  lors du Congrès de  Vienne en 1815 qui permettra de redéfinir les frontières de l’Europe, de décider la fin de la « traite négrière », de la neutralité de la Suisse et de la Savoie.

Partage de l’Europe au Congrés de Vienne

C’est le Congrès de Vienne qui sera à l’origine de l’expression « le congrès s’amuse ». Carême et Talleyrand subjuguèrent Vienne, les altesses et les plénipotentiaires par la magnificence de leurs menus et la qualité des plats mitonnés par la brigade du « roi Carême » Dans les cuisines du palais Kaunitz qu’avait loué Talleyrand à Vienne, se déroulait tous les jours un ballet tout autant politique que gastronomique.

Talleyrand descendait tous les matins en cuisine, ordonnait avec Carême le dîner du jour, et recueillait toutes les informations recueillies par le personnel de salle, fort nombreux qui assurait autant les soins – obséquieux – du service que le renseignement. Dans la chaleur des mets et des vins, les langues se déliaient et Talleyrand savait tout le lendemain matin, il  ira ainsi jusqu’à dire que « l’art culinaire sert d’escorte à la diplomatie européenne ».

Marie Antoine  dit  » Antonin »  Carême

Antonin Carême, était célèbre à Paris pour ses pièces montées, des constructions élaborées utilisées comme centres de table. Ces friandises, très hautes, réalisées

entièrement en sucre, pâte d’amande et pâtisserie avaient  des formes inspirées des temples, des pyramides et des ruines antiques. Il s’intéressera aussi à la cuisine traditionnelle et deviendra le représentant éminent du concept français de la haute cuisine. Il imposera l’hygiène dans les cuisines établissant ainsi l’usage de la toque. Il sera le  premier à porter l’appellation de « chef » et deviendra « le roi des chefs et le chef des rois ».

Subjugué par cet homme, le tsar Alexandre 1er l’invitera à Saint Petersburg comme chef cuisinier et le chargera d’organiser ses repas et ses cuisines. Désormais, la famille royale de Russie ainsi que certains nobles russes, confieront la gestion de leur cuisine à de grands cuisiniers français.

Pavillon Moscovite: Pâtisserie de Antonin Carême

  A. Carême au lieu de faire fortune en restant au service des grands de ce monde, se donnera pour ambition d’être utile aux praticiens, en leur dévoilant le fruit de ses veilles, de ses travaux et de ses voyages en laissant après lui un ouvrage digne de porter le beau nom de Cuisinier Français, et digne encore du grand siècle où il avait  vécu. Ses ouvrages ont réellement permis de faire connaître et de codifier la cuisine française du XIXe siècle.

A Carême meurt en 1833 à l’âge de 48 ans, victime des grandes quantités de fumées toxiques inhalées en cuisinant au charbon de bois


Antonin  Carême et le tsar Alexandre 1er.

  En 1814, à l’occasion d’un dîner en l’honneur du Tsar, Talleyrand commande à Antonin Carême (originaire de Bourgogne) une recette inédite.Celui-ci a l’idée de servir des escargots farcis au beurre, à l’ail et au persil.

Le célèbre cuisinier s’attirera les compliments émus du tsar Alexandre 1er et lui décrira sa recette des «escargots de Bourgogne », avec un brin d’humour : il faut de l’ail pour «cacher le goût », du persil pour «adoucir la vue » et du beurre pour «faciliter la déglutition »

La recette fera désormais merveille: tout au long du 19ème siècle, elle figurera à la carte des grands restaurants à la mode.


Pierre Cubat : le cuisinier de trois tsars

Dîner des Trois Empereurs

Au milieu du XIXème siècle, Pierre Cubat était à Paris au fourneau du Café Anglais dirigé par Adolphe Dugléré, élève de  A. Carême. Il se fera connaître  lors de l’Exposition universelle de 1867 en préparant le dîner qui réunit Guillaume 1er, roi des Prusses, Alexandre II, le tsar de toutes les Russies, le tsarévitch futur Alexandre III et le prince de Bismarck. Ce dîner demeurera célèbre sous le nom de Dîner des trois empereurs.

Peu de temps après, il décide de tenter sa chance en Russie et se fait embaucher par un grand-duc. Pierre Cubat œuvrait avec tout son talent chez ce grand-duc, qui un jour, reçut à déjeuner le Tsar Alexandre II. Il apprend qu’un concours de chefs de cuisine est organisé au palais impérial. Pierre Cubat entreprit une semaine d’essai. Il présenta des plats de belle et bonne cuisine, mais sans aucune fioriture. « Sa Majesté est habituée à plus de décors » lui fait remarquer le majordome.

– « Monsieur, lui répondit Cubat, je fais de la cuisine et non de l’architecture. »

Le quatrième jour, le Tsar demanda le nom du cuisinier concurrent : « Cubat » répondit le majordome.

– « Drôle de nom, dit le Tsar, mais bonne cuisine ; faites-le monter. »

Cubat se présenta et Alexandre II lui confirma :

– « A dater de ce jour, vous êtes mon chef cuisinier. »

Pierre Cubat s’installe finalement à  Saint-Pétersbourg, commence alors pour lui une période faste. Ainsi, le 3 décembre 1877, il organise le buffet froid au profit de la Croix-Rouge pour 2 500 personnes. Mais en  mars 1881, Alexandre II est assassiné. Néanmoins, Pierre Cubat continue à servir Alexandre III de Russie pendant deux ans puis, en 1883, il quitte le service de la cour et rentre en France.

Il repart à Saint-Pétersbourg en 1886  pour y diriger le café de Paris puis ouvre à cet emplacement le restaurant Cubat

Fin 1894, fortune faite, il rentre alors en France et achète le prestigieux hôtel de la Païva au 25 de l’avenue des Champs-Élysées et y ouvre le restaurant Cubat.

Menu restaurant Cubat

À l’occasion de sa visite officielle à Paris en octobre 1896 et l’inauguration de la première pierre du Pont Alexandre III, le Tsar Nicolas II de Russie demande à Pierre Cubat de reprendre du service à la cour de Russie. De retour en Russie, Pierre Cubat prend le titre de Kamer-Fourrier(équivalent au grade de lieutenant-colonel dans les armées du Tsar). Il réalisa les dîners des réceptions à l’occasion des visites officielles en Russie des Présidents français Félix Faure en 1897 et Émile Loubet en 1902.

Pierre Cubat revient définitivement en France en 1905.

Il aura fait honneur à la cuisine française. C’était à la fois un mondain de belle prestance avec une belle conversation et un grand chef cuisinier, saucier, poissonnier et entremétier de la plus haute classe mais sans décor. Pierre Cubat aura amassé une belle fortune en Russie grâce à la générosité du  Tsar. Outre une belle rente de Kamer-Fourrier dont  il profitera jusqu’à la révolution russe de 1917, il aura pu faire construire sa villa Livadia (du nom d’un palais d’été de la famille impériale russe), acheter un des plus beaux hôtels privés sur les Champs Elysées : la Païva ainsi que le Château de Vaux l’un des plus beaux monuments XVIII ième de Champagne

Pierre Cubat
Château de Vaux à Chaudesfontaine

    

Il décède en 1922 à 78 ans et est inhumé en son caveau dans son grand uniforme de  Kamer-Fourrier.


Pierre Cubat et le tsar Alexandre II.

En 1867, lors du célèbre Dîner des Trois Empereurs qui devait durer plus de huit heures, la surprise fut de taille lorsque, vers une heure du matin, le tsar Alexandre II se plaignit de n’avoir pu goûter le foie gras. En sage homme qu’il était, le serveur lui répondit: «Sire, il n’est pas de coutume, dans la gastronomie française, de servir du foie gras au mois de juin», commentaire dont Alexandre II dut se satisfaire.

 Au mois d’octobre suivant, le Tsar reçut en cadeau trois terrines de foie gras fabriquées à son intention par la « Tour d’argent ».


Souvenir de la Cour de Russie de Anna Vyrubova (extraits) en 1923

« Le chef de cuisine était Français, Cubat, un très grand professionnel. Quelquefois, lorsqu’un plat spécialement somptueux était préparé, Cubat avait l’habitude de le présenter en se tenant magnifiquement dans l’embrasure de la porte, vêtu de blanc immaculé, jusqu’à ce que le plat soit servi.

Cubat devint très riche au service du tsar et il vit maintenant des jours heureux dans sa France natale »


Eugène Krantz

Eugène Krantz , originaire de Mulhouse, naquit dans une famille de grands cuisiniers en 1850. L’homme n’était guère connu en France. Il est vrai qu’il a quasiment accompli toute sa carrière à la cour du Tsar de Russie, Alexandre III, dont il devient chef des cuisines impériales vers 1880. Il a surtout délivré un témoignage historique sur un épisode peu connu du règne d’Alexandre III aussi bien sur l’organisation et la vie dans les cuisines du tsar que sur la vie de la famille Impériale et ses relations avec la population. Ce témoignage figure dans l’introduction du  » Dictionnaire universel de cuisine pratique » de Joseph Favre (1905).

Un repas au Kremlin vers  1890

En 1888, le Tsar Alexandre III, accompagné de toute sa famille, fait un voyage en train de 16.000 kilomètres (1)à travers la Russie de Saint Petersbourg à Sébastopol, de Varsovie à Bakou, pendant trois mois à la rencontre de son peuple. Pour valoriser sa fonction et plaire, il fait organiser à chaque étape: banquets officiels, déjeuners de chasse, dîners de gala, repas privés et « intimes » et c’est Eugène Krantz qui est chargé de mettre en place toute la logistique de chacun de ces repas. Il définit et gère le personnel nécessaire,  ses attributions selon les besoins du service, le  linge de table, l’argenterie, la vaisselle, la batterie de cuisine, etc.,  enfin, tout ce qui a rapport au service de bouche….sans oublier les approvisionnements, les menus et bien sûr l’organisation des repas.

Au niveau du personnel, il met donc en place sept brigades distinctes se rendant dans chaque ville étape avant l’arrivée du Tsar pour préparer les réceptions.

Pour définir la répartition des tâches et le rôle de chacun, nous le laisserons parler car ce texte reflète bien les modes de pensée et de relation dans la société de cette époque :

Dans ce nombre, ne sont pas comprises les femmes que l’on engageait sur place selon les besoins. A part ce personnel, cinquante-huit personnes, environ étaient attachées au service spécial de chambre de Leurs Majestés, de Leurs Augustes Enfants et de leur nombreuse suite, ainsi que pour le service particulier du cérémonial. » *Dans la hiérarchie impériale, le Kamer-fourrier a le titre de lieutenant colonel et dirige l’ensemble des opérations (ici, c’est E Krantz qui tient ce rôle) et le hof-fourrier a le titre de maréchal des logis et dirige une des brigades.                                                                     Ce sont donc plus de 700 personnes qu’E. Krantz devait coordonner pour assurer le succès de ces différentes festivités.

Pour le ravitaillement, il confia aux chefs des cuisines les préparatifs de la conservation des viandes, des sauces en boîtes, des légumes, crème double, beurre fin etc., etc.… et la commande de toutes les provisions conservées telles que : foie gras, pâtés, terrines, ortolans farcis, truffes, fruits, etc., le tout provenant de France.

Four de campagne

Il fallait maintenant assurer la conservation des aliments. Pour cela il immobilisa jusqu’à quatre  wagons glacières au départ de Saint-Pétersbourg et inventa une espèce de grand baquet au fond percé de trous destinés à l’écoulement de l’eau dans lequel on plaçait d’abord une couche de glace mêlée à de la sciure de bois, puis une nappe de toile blanche ordinaire. Sur cette nappe venaient les provisions rangées bien serrées les unes contre les autres, recouvertes d’une autre nappe puis une seconde couche de glace mélangée avec de la sciure etc. Bref, ce baquet n’est autre que l’ancêtre de notre glacière

Pour la réalisation des plats, il fit concevoir un four de campagne en fer, monté sur voiture, pour petits pâtés et pâtisserie, grillade, broche… Ce four fait à Paris, rendit de grands services partout et permit au chef cuisinier de se distinguer aussi bien en rase campagne que dans les palais pour servir simultanément plus de cent personnes.

Les menus de chaque étape avaient été établis avec précision avant le départ et permettaient ainsi d’assurer la coordination et éviter toute confusion au cours des quinze étapes qui constituaient le voyage.

En voici un exemple: le soir du 30 août, fête de Sa Majesté, après le dîner de 160 personnes,  on servit un buffet froid pour 450 personnes, avec thé et pâtisseries. Cela se déroulait pendant les festivités du soir : et il fallut plus de 750 personnes à l’office pour assurer le service.

Eugène Krantz  admirera l’accueil chaleureux fait au Tsar par la population locale à chaque étape. Il décrira : « l’enthousiasme des peuples, poussant avec frénésie le hourra national traditionnel à l’arrivée du train Impérial, splendide avec ses locomotives  décorées de drapeaux, les stations et les villes également pavoisées, et les députations déléguées par la localité présentant à Leurs Majestés le pain et le sel sur des plats en or, en argent ou en bois sculpté, etc. , les dames notables offrant des bouquets de fleurs à l’Impératrice; les demoiselles des instituts, les enfants des écoles, les orphéons, les fanfares, les uns chantant, les autres jouant l’hymne national et, pendant ces ovations, les cloches sonnant à toute volée. Le soir, les illuminations, les feux d’artifices, l’embrasement des montagnes jetaient parmi ces réjouissances la note la plus féerique. Les manœuvres et les parades militaires, les visites aux instituts, aux hôpitaux, enfin, jeux et fêtes populaires de toutes sortes partout sur le passage de Leurs Majestés, les réceptions, par les souverains, des habitants des montagnes, cette immense procession de peuples changeant de type a chaque localité et, chose digne de remarque et d’admiration, Leurs Majestés se mêlant à la foule et causant avec leur amabilité habituelle avec les plus petits comme avec les plus grands, recevant les suppliques de leurs propres mains, etc. Ce spectacle d’un peuple aimant ses souverains, et des souverains se dévouant pour leurs peuples, sont autant de choses produisant un effet féerique inoubliable sur ceux qui eurent la bonne fortune d’être les témoins de ces scènes aussi touchantes qu’intéressantes et se renouvelant à chaque instant… »

Quand le tsar était libre de ses obligations protocolaires, il ne se reposait guère : le matin, à six heures, quatre chasseurs venaient sonner le réveil avec leurs cors, aux quatre angles du château; vers huit heures, Leurs Majestés et leur nombreuse suite partaient en forêt, déjeunaient vers une heure et rentraient seulement vers six heures du soir; après le dîner, les produits de la chasse étaient exposés dans la cour du château et on faisait le partage du tout.

1888_Repas de la Famille Impériale en forêt

Le soir venu, arrivait l’heure du spectacle. Ainsi, E. Krantz nota la grande diversité des populations rencontrées et découvrit avec grand intérêt les jeux populaires des Kirghiz  armés de toutes pièces, munis de leur kinejale, long poignard excessivement tranchant, que tout Circassien porte à sa ceinture et dont ils se servent avec une merveilleuse adresse. Les danses nationales de ces guerriers étaient accompagnées de la musique de différents instruments, parmi lesquels une clarinette, cornemuse aux sons criards; la vélocité extraordinaire des mouvements de ces hommes, se passant entre les jambes leur sabre recourbé, qu’ils portent toujours au côté. Ils se battaient entre eux, avec ces armes tranchantes comme des rasoirs, sans se faire aucun mal, simulacre dangereux pour des mains moins exercées.

Mais E. Krantz n’avait guère le temps de participer à toutes ces festivités, il devra surtout veiller au jour le jour à la réussite des repas :  La fraicheur sera assurée par les wagons glacières qui ne cesseront de faire des allers-retours entre Moscou et Odessa ; la qualité et la fraicheur de la viande sera obtenue en faisant venir d’Odessa trente bœufs vivants accompagnés de leur marchand pour les soigner  pendant le voyage ; les mets délicats seront approvisionnés directement ainsi les saumons, les truites, les sterlets, en provenance de Saint-Pétersbourg transportés dans un troisième wagon glacière ; le bélouga salé (sorte de poisson blanc), l’esturgeon salé, le caviar, etc., viendront de Moscou, enfin, seront expédiés directement d’Ostende, des homards et des huîtres, qui firent une agréable diversion dans les menus.

1888_Accident de train en Gare de Borky

Malheureusement ce long voyage en train se terminera par une catastrophe le 17 Octobre 1888 : le train Impérial qui passait près de la gare de Borky près de Sébastopol, fut victime d’un accident grave à l’heure du déjeuner. Alexandre III et son épouse étaient dans leur wagon-salle à manger en compagnie de notables régionaux. Au menu, huîtres de la Mer Noire, potage Parmentier, petits pâtés variés, côtelettes de veau au jus, puis vint l’entremet sucré, la semoule à la crème. C’est alors que tout autour, tout paru se volatiliser et le train dérailla.

Le Tsar, sa famille et ses invités furent tous sains et saufs mais dans un des wagons des cuisines, vingt-trois personnes furent tuées et trente trois autres blessées. Selon le compte rendu officiel de la catastrophe, le tsar Alexandre III soutint sur ses épaules le toit effondré de la voiture où il se trouvait, pendant que sa famille s’en échappait saine et sauve. Le fait que la famille impériale soit sortie indemne de l’accident fut jugé comme miraculeux, et d’ailleurs exploité comme tel par la propagande impériale : à l’emplacement de l’accident, on construisit une cathédrale orthodoxe.

De son coté, E. Krantz échappa à cette catastrophe : il avait été retardé en négociant des approvisionnements et n’avait pas pu monter dans le train. Quelques semaines plus tard, il fût officiellement nommé Kamer-fourrier (lieutenant colonel) par le Tsar en personne avec le droit de porter l’épée tout en gardant à titre exceptionnel sa nationalité française.

Après avoir décrit ce voyage dans les moindres détails, E.Krantz revint dans sa conclusion sur ce que serait de son point de vue l’avenir de la gastronomie française et étrangère:

«  La gastronomie est au goût de l’homme ce qu’est la mode à l’élégance de la femme, j’en conclus qu’il faut de la variété et encore de la variété…Que réclament du cuisinier ces palais et ces estomacs émoussés ? Non pas que l’appétit vienne en mangeant, mais que la nouveauté et la variété leur donnent de l’appétit… La cuisine française est toujours reconnue la première du monde, la gastronomie étrangère n’en a pas moins ses charmes et ses avantages »

et sur les conditions de la réussite du cuisinier qui s’expatrie : « Le cuisinier français, qui s’expatrie, doit toujours se conformer aux exigences des goûts du pays dans lequel il se trouve et, à ce titre seul, il réussira; ce doit être le principal soucis du praticien qui cherche à faire sa carrière à l’étranger.»

Krantz continuera jusqu’en 1892 à organiser les cuisines du Tsar et gardera son titre de Kamer-fourrier mais alors malade et épuisé par ces hautes fonctions, il rentrera en France où il mourra en 1899 à 49 ans.


Antoine Maximin Allongue:

« Antoine Maximin Allongue, fit sa fortune comme responsable des cuisines des Tsars Romanov, lui simple provençal …». C’est ainsi que René Brun (de la famille du Docteur Cordouan) décrit dans son livre « La Chaussée Jules César » l’origine de la fortune de ce dernier.

L‘inventaire des biens de A.M. Allongue :

Né à Tourettes (Var) en 1847, Antoine Maximin Allongue est bien connu pour son testament léguant sa fortune à la ville de Lorgues. Dans son testament, A.M.Allongue définit sa profession par les termes « rentier, propriétaire » mais n’évoque à aucun moment son passé de cuisinier. De même, les différents échanges au sein du conseil municipal de Lorgues concernant l’attribution de l’héritage n’abordent pas l’origine de sa fortune ni sa présence à la cour du Tsar. Ni la presse française de l’époque, ni les écrits d’E. Krantz n’évoquent le nom de A.M.Allongue.

Heureusement, la lecture approfondie de l’inventaire de ses biens réalisée après son décès à partir de février 1900 par le notaire Edouard Philippe Nègre et en présence des représentants du maire de Lorgues nous livre bien quelques traces de sa présence en Russie à la fin du XIXème siècle. En croisant cette analyse avec les évènements qui ont marqué la vie du Tsar et de sa cour au cours de son passage en Russie, on peut reconstituer quelques étapes de son parcours.

Attestation de brevet

Dans sa chambre se trouvait : un cadre présentant le brevet de capacité délivré à Antoine Maximin Allongue en 1876  montrant sa fierté d’avoir obtenu son diplôme. …malheureusement le Notaire, dès que le sujet s’éloigne de l’aspect financier termine  sa description par le terme …mémoire  …et nous ne saurons pas de quel diplôme il s’agit ! Toutefois, le nombre élevé d’instruments de cuisine et la vaisselle inventoriés confirme l’intérêt du défunt  pour la cuisine

Inventaire détaillé

de nombreux courriers, des livres et des photographies … qui, de même, ne seront pas exploités et tomberont dans l’oubli avec le terme…mémoire

Dans une pièce annexe : une grande malle de voyage et une valise confirment  son habitude de voyager.

L’inventaire des avoirs d’A.M. Allongue :

Outre de nombreux avoirs sous forme d’obligations ou d’actions au porteur, que nous considérerons comme des investissements de type «père de famille », certains éléments permettent de préciser les dates de sa présence en Russie.

Tout d’abord, on trouve surtout à partir de 1882 de nombreuses reconnaissances de dettes signées par des amis ou des membres de sa famille ayant reçu des dons de la part de notre généreux cuisinier. C’est donc à partir de cette date que sa fortune se construit.

Rente Russe de 1891 attribuée à A.M.Allongue

C’est surtout des rentes Russes d’un montant très élevé obtenues en septembre 1891 qui accréditent le passage d’A.M.Allongue en Russie comme nous allons le voir.

Le séjour en Russie: une réalité ?  

L’inventaire de ses  biens et avoirs nous permet de situer son séjour en Russie entre le début des années 1880 et fin 1891 : diplômé en 1876 à l’âge de 19 ans, installé en Russie après une période de formation, il commence à s’enrichir vers  1881 profitant des largesses du Tsar. Malheureusement sa présence sera limitée à quelques années car il quittera la Russie fin 1891, en bénéficiant d’une rente confortable versée par la famille du Tsar, les Romanov.

Si A.M. Allongue quitte la Russie fin 1891 à l’âge de 34 ans, c’est certainement parce qu’il est déjà malade puisqu’il remettra son premier testament au Maire de Lorgues moins de deux ans après. Ce court séjour en Russie ne lui donna probablement pas l’opportunité  d’atteindre une fonction de premier plan, ni de laisser de nombreuses traces.

Néanmoins à partir des archives étudiées, on peut retracer quelques épisodes de son séjour à la cour du Tsar Russie.

Eugène Krantz et son équipe

En 1888 d’abord, il fait probablement partie des cuisiniers qui accompagnent le Tsar dans son périple en train de 16000 km à travers la Russie, sous les ordres d’Eugène Krantz .

Il ne semble pas faire partie de l’entourage direct de ce dernier comme le montre la photo d’ E.Krantz entouré de 15 adjoints,

par contre, on peut imaginer qu’il figure parmi les nombreux cuisiniers de « La brigade de Vladicaucase ». C’est cette brigade qui sera la principale victime de l’accident de train du 17 Octobre qui tua 23 personnes. A.M.Allongue fut-il blessé lors de cette catastrophe ?   Au cours du voyage du Tsar, E. Krantz demande service à plusieurs reprises et montre une grande confiance au «chef  pâtissier français »nommé dans sa liste descriptive du personnel mais il ne donne jamais son nom. S’agit-il d’A.M.Allongue ? A noter enfin que le Tsar Alexandre III, se sentant en partie responsable de l’accident, donna instruction formelle pour que personne n’ en parle. D’ailleurs, la presse française de l’époque relate bien le voyage du Tsar mais n’évoque jamais la catastrophe de Borky.

En juillet 1891ensuite, A.M.Allongue est présent dans les cuisines du Tsar à Saint Petersburg comme le décrit René Brun: « la présence de Maximin Allongue à la cours impériale de Russie, lors de la préparation de l’alliance franco-russe a pu influencer favorablement pour la France les hauts personnages qu’il servait. Cuisine et patriotisme vont parfois de pair »

L’escadre française à Cronstadt en 1891

En effet, le 23 juillet 1891, l’amiral Gervais, commandant la flotte française vient avec six des plus beaux cuirassés à la rencontre de l’escadre russe. Il fait son entrée dans le port de Cronstadt, salué par des coups de canon. Ce port proche de Saint Petersburg assure  l’accès de la marine russe à la mer Baltique.

La veille, le Tsar Alexandre III, a montré clairement ses intentions: il entend laisser à l’amiral Gervais ,à la marine française qu’il tient en particulière estime , un souvenir durable de leur séjour en Russie.

On imagine facilement la tension que va devoir supporter le personnel du tsar. Ainsi Eugène Krantz , le Kamer-fourier en titre va devoir organiser et assurer la coordination du service,  A.M. Allongue , devant ses fourneaux devra assurer la qualité des repas offerts par le tsar.

Le Tsar reçoit l’Amiral Gervais sur son yacht

Pendant les deux semaines suivantes  vont se succéder : fêtes, réceptions, visites du tsar à la marine française, remises de cadeaux et de médailles. Les marins français étaient portés en triomphe dans les rues de Saint-Pétersbourg, et les vieux soldats russes, les vétérans du siège de Sébastopol, criaient Vive la France plus fort que les autres.

Voici comment le journal « Le Petit Var » décrit les repas offerts par le tsar :

« le 28 juillet, le tsar a offert dans son palais de Peterhof un diner de 160 couverts. Les tables étaient couvertes de fleurs.

Le service était fait dans de la vaisselle en or. Le tsar, la tsarine, la reine de Grèce et sa fille, tous les grands ducs ont pris part au banquet.

Parmi les invités, on remarquait l’amiral Gervais avec tous les officiers supérieurs de l’état major de l’escadre, M. de Giers et tous les ministres, tous les membres de l’ambassade de France avec leurs femmes, le ministre de Grèce, les amiraux et les capitaines de l’escadre russe. Pendant le diner, la musique de la cour a exécuté des morceaux choisis »

 

Le 4 aout : « Soixante-dix huit  officiers de l’escadre française ont assisté aujourd’hui, à la fête patronymique de l’impératrice.

La célébration de cette fête a commencé par un office religieux dans l’église du palais de Peterhof. Les membres de la famille impériale, les hauts fonctionnaires, les dignitaires de la Cour, le roi de Serbie……et …l’amiral Gervais avec tous les officiers de l’escadre y assistaient. Mr Laboulaye, ambassadeur de France, portait le grand-cordon de Saint Alexandre de Newski; l’amiral Gervais, le grand cordon de Sainte Anne…

Après l’office, les hôtes de l’empereur ont défilé devant l’impératrice et lui ont offert des félicitations. L’impératrice a donné ses mains à baiser à tous les officiers de l’escadre. L’empereur et l’impératrice ont ensuite réuni leurs invités à leur table …

Le déjeuner a été servi sur trois tables …Les toasts en russe ont été portés seulement en l’honneur de la famille impériale.Après le déjeuner, les souverains se sont entretenus avec les officiers français. »

Quand au cuisinier français Pierre Cubat, à l’époque il a quitté le service du tsar et dirige son propre restaurant à Saint Petersburg. Il va participer activement à la réception offerte par la colonie française. Les français sont nombreux à Saint Petersburg et parviennent à réunir 500 personnes au théâtre Arcadia autour des représentants de l’escadre. Le repas sera suivi d’un spectacle d’opéra, d’opérette et de chants tziganes.

La veille de cette réception, Le Figaro dénoncera certaines dissensions au sein de la colonie française risquant de jeter un léger nuage sur la fête mais vantera la qualité de la cuisine de P. Cubat par ces mots : « Que ces divergences disparaissent au plus vite ; nos marins en souffriraient et ce serait vraiment trop dommage, car avec des artistes tels que Coutant et Cubat, le menu s’annonce bien…Marchons la main dans la main et crions tous ensemble : Vive la France »

L’escale en 1891 de la flotte française à Cronstadt constituera le point de départ de l’alliance franco- russe  qui permettra à la France de sortir de son isolement face à la Triple Alliance (Empire allemand, Autriche-Hongrie, Italie). Cette alliance se renforcera jusqu’à la première guerre mondiale : en 1893, la flotte russe sera accueillie triomphalement à Toulon et en 1896, le successeur d’Alexandre III, Nicolas II viendra à Paris poser la première pierre du pont Alexandre III.                                                          

Pour conclure, nous rappellerons cette déclaration du dirigeant de l’Union Soviétique Nikita Khrouchtev en avril 1960 : « l’alliance franco-russe… conduisit au« miracle de la Marne »…et…repose avec les coupons des emprunts « dans les archives de l’histoire » ».

Dans le cadre de l’alliance franco- russe, les accords militaires tenus secrets, obligeaient les alliés à intervenir en cas d’agression ennemie  contre l’un d’entre eux. Ainsi, le 17 août 1914, la Russie, respectant son engagement, lance une offensive contre la Prusse orientale. Les premières victoires affolent l’état-major allemand qui dégarnit le front Ouest de deux corps d’armée et d’une division de cavalerie, ce qui donnera plus tard lieu au « miracle » de la Marne. Ce dernier est donc loin d’être dû aux seuls taxis célébrés dans nos écoles.

En 1867, les compagnies de chemins de fer russes lancent en France un emprunt pour la construction de nouvelles voies en Russie. En 1870, la France entre en guerre contre l’Allemagne et  les gouvernements français successifs vont donc chercher les bonnes grâces de la Russie. Ainsi, de 1867 à 1917, le message de la presse française sera « Prêter à la Russie, c’est prêter à la France ».

En 1917, 300 000 Français possèdent des « emprunts russes » mais dès la disparition de la Russie Impériale et la création de l’URSS, les nouvelles autorités refusent de rembourser lésant nombres de nos grands parents…

Dernière nouvelle, en 1999 la Russie a octroyé une aumône de 280 francs pour chaque titre… les discussions se poursuivent…

Quand à Antoine Maximin Allongue, fortune faîte, il avait quitté les cuisines du tsar vers  1892 pour devenir « rentier, propriétaire » dans sa ville natale de Tourettes.

François Lenglet              Juillet 2018

(1) Nicolas II comme de nombreux aristocrates russes à l’époque, parlait parfaitement le français ; écoutez-le lors de son allocution à Paris en 1902 devant le Président Emile Loubet :     https://www.youtube.com/watch?v=FpEEwZBcmJg#t=19.598854

(2) Dans le cadre de l’alliance franco- russe, les accords militaires tenus secrets, obligeaient les alliés à intervenir en cas d’agression ennemie  contre l’un d’entre eux.  Ainsi, en 1914, l’entrée en guerre de la Russie sur le front de l’est obligea l’armée allemande à redéployer ses forces ce qui permit aux français de stopper l’avancée des troupes ennemies au bord de la Marne.

(3) Au début du XXe siècle, un tiers de l’épargne des ménages français était alors consacré à l’industrialisation, aux chemins de fer et à la modernisation de la Russie sous forme d’emprunts d’état. Après la disparition de la Russie Impériale et la création de l’URSS en 1917,ces emprunts ne furent  jamais remboursés lésant nombre de nos grands parents.

Sources :« La chaussée Jules César » de  René Brun (1981) ; « Dictionnaire universel de cuisine pratique » de Joseph Fabre (1905) (E Krantz)

Sites Internet : http://lacuisinefrancaisedantan-jadere.blogspot.fr/p/cuisiniers-patissiers-et-hommes-de-gout.html ; http://gallica.bnf.fr; https://archive.org/details/lalliancefranco00hansgoog  etc…   et:  http://lorgues.free.fr/

4 commentaires sur “Sur les traces d’Antoine Maximin Allongue: cuisinier des Romanoff

  1. Bonjour, dans l’histoire de ma Famille on m’a rapporté qu’il y a eu le demi frère de ma arrière grand père qui était cuisinier du Star (je suppose le dernier, cad Nicolas) le nom de famille serait Pierre. Je sais qu’ils ont vécu à Tiflis , j’ai retrouvé des traces . J’aimerai bien retrouvé plus de traces,peut être avez vous des pistes. Sincèrement, Francis Finot

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  2. Il y a une petite erreur dans votre article. Le château de Vaux dont Pierre Cubat fut le propriétaire se trouve sur la commune de Chaudefontaines, près de Sainte Ménéhould dans la Marne. La photo que vous montrez dans votre article est celle d’un autre chateau de Vaux, situé en Champagne, et qui n’a rien à voir avec Pierre Cubat. Bien à vous. NLB

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  3. Concernant le cuisinier Pierre…, il me faudrait au moins un prénom…Sachez que Eugène Krantz estime avoir formé 2000 cuisiniers français à la Cour de Russie.

    Concernant le Château de Pierre Cubat, je pense avoir retrouvé le bon château à partir de vos indications (aujourd’hui, c’est une maison d’hôtes)
    Merci
    F Lenglet

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