Le 28 Novembre 1978, je suis ingénieur chez Merlin Gerin à Grenoble depuis huit ans et responsable des ventes des disjoncteurs haute tension en Amérique latine. Une première surprise m’attend en arrivant au travail: le chef du département me convoque dans son bureau et me dit : «Vous partez en Chine le deux Décembre pour présenter notre offre, il y a peut être une licence de disjoncteur à la clef ». Certes la Chine n’est pas dans mon secteur géographique, mais, ce qui m’étonne surtout, c’est cette invitation car, à l’époque, ce pays semble complètement fermé au monde occidental et en particulier au monde des affaires.
Le lendemain, nouvelle mauvaise surprise: un coup de fil d’Arlette, la femme de ménage de ma mère, nous annonce « Votre mère vient d’être victime d’un infarctus et est hospitalisée ». Ma mère vit seule à Douai à 800 kilomètres de Grenoble et seul mon frère Paul peut prendre le relais pour la suivre. Il est à l’époque ingénieur chez Alsthom à Paris spécialiste des chaudières des centrales électriques à charbon.

Je n’ai donc que quelques jours pour faire le point de la santé de ma mère et me coordonner avec mon frère pour son suivi médical. Je prends donc le premier train, direction Douai. Arrivé à l’hôpital de Douai, je suis vite rassuré: ma mère, nous l’appelions Bonne Maman, a bien récupéré de son incident cardiaque et a retrouvé toute sa verve: avant même de parler de sa santé, elle m’annonce, nouvelle surprise : « Et ton frère ne peut pas venir me voir,…. il part en Chine !»
-Attend Bonne Maman, mais ce n’est pas Paul qui part en Chine, c’est moi François !!!
C’est ainsi que j’apprendrai que j’allais me retrouver à Pékin avec mon frère. A l’époque, il n’y a ni internet, ni smartphone et c’est donc au téléphone que Paul me confirmera bien son départ imminent vers Pékin.
Le temps de ramener Bonne Maman à sa maison, d’organiser son suivi médical et la logistique avec Arlette et me voici de retour à Grenoble avant un départ précipité vers la Chine.
La Chine de 1978.
La Chine de 1978 est un pays-continent au tout début d’un nouveau bouleversement. Depuis 30 ans, « la République populaire de Chine », est un état où le parti communiste monopolise les postes clefs.

Son leader incontesté Mao Zedong, surnommé le grand timonier, a su imposer des réformes comme l’égalité juridique entre hommes et femmes, l’autorisation du divorce, l’interdiction du bandage de pieds mais aussi une réforme agraire qui était censée assurer aux paysans pauvres une nouvelle répartition de 47 millions d’hectares, divisés en parcelles trop exiguës du fait de la pression démographique. Cette réforme agraire intitulée par Mao Zedong en 1958, le Grand Bond en avant s’avère finalement un désastre. Vingt à trente millions de Chinois meurent de la famine au début des années 60.
En 1966 débute la Révolution culturelle. Mao Zedong incite les étudiants à nettoyer la Chine des « nouveaux capitalistes ».

Ces étudiants seront appelés les gardes rouges de la révolution, défendant les idéaux communistes, et organisant des expéditions punitives partout en Chine. Jiang Qing, la femme de Mao Zedong, et la bande des Quatre seront les principaux agitateurs du mouvement. Les intellectuels sont attaqués et toute la Chine est terrorisée face à l’arbitraire et la précipitation de ces gardes rouges. Fin 1967, l’armée réprimera le mouvement et Mao Zedong, gouvernant par la peur, verra son pouvoir renforcé.
En septembre 1976, la mort de Mao Zedong ouvre la lutte pour sa succession. La bande des Quatre est arrêtée en octobre 1976. Hua Kuo Feng mène désormais la Chine avec davantage de pragmatisme, mais c’est surtout Deng Xiaoping qui prend le pouvoir précisément fin 1978 et lance la phase des réformes. Il ouvre la Chine aux investissements étrangers, crée des « zones économiques spéciales » et propose l’idée d’« un pays, deux systèmes » le socialiste et le capitalisme comme pouvant parfaitement coexister.
Et c’est alors que débarquent à Pékin les frères Paul et François Lenglet….
Pékin, décembre 1978.
C’est dans un aéroport de Pékin triste, froid, d’un autre âge et quasiment désert que je débarque début décembre. Je comprends pourquoi mon visa porte le numéro 576 : la Chine restée fermée au monde occidental n’a probablement pas reçu plus de 600 français au cours de toute l’année 1978. Les Chinois que nous croisons ont le regard étonné, curieux et inquiet ce qui confirme bien cette analyse.

Au centre du hall, deux portraits côte à côte semblent dévisager tout nouvel arrivant: Mao, beau sourire énigmatique que ponctue sa célèbre verrue, et Hua Kuo-Feng, le président actuel, un rien plus sévère mais tout aussi insondable.

Autres premiers étonnements:
D’abord la tenue des chinois : ils sont tous dans une tenue identique, d’un bleu délavé, la tenue d’un ouvrier sortant d’usine.
Puis l’omni présence militaire: partout on voit des militaires hommes et femmes en tenue verte avec le béret vert orné d’une étoile rouge et surtout la veste avec ses cinq boutons dorés, ses quatre poches et enfin son col Mao …qui avait depuis quelques années envahi certains milieux de la mode en occident. Les gardes rouges portaient bien cette tenue verte complétée par un large brassard rouge.
Enfin, la circulation automobile n’a rien à voir avec celle de l’occident: le transport se fait exclusivement en autobus, les quelques rares limousines ont une allure très soviétique et sont réservées aux dirigeants du parti communiste et aux visiteurs étrangers, les tracteurs et leurs remorques, de nombreux cyclistes circulent même sur la route de l’aéroport.
Ce deux décembre 1978, le taxi dépose la délégation de notre société Merlin Gerin à l’Hôtel de Pékin. C’est un immense hôtel situé en plein centre ville à l’entrée de la célèbre Place Tien-an-Men. Son architecture aux allures mi britanniques, mi art nouveau est plutôt grandiose et, surtout, c’est apparemment le seul hôtel recevant des étrangers.

Une fois installé, je ne tarde pas à retrouver mon frère Paul qui est bien arrivé la veille dans ce même hôtel, une première occasion pour faire le point de l’état de santé de notre mère et de… surprendre nos collègues respectifs, surpris de voir deux frères travaillant dans des groupes français différents et se retrouvant à Pékin.
Le lendemain matin, dans la grande salle où le petit déjeuner est servi, je comprends très rapidement le scénario à venir: je retrouve plusieurs visages de concurrents déjà rencontrés sur d’autres continents.
En fait, la Chine vient d’inviter simultanément les cinq principaux spécialistes mondiaux dans le domaine des centrales électriques et des réseaux de transport de l’électricité: Général Electric pour les USA; ABB, Siemens, Alsthom et Merlin Gerin pour l’Europe. Cette présence confirme bien la volonté d’ouverture vers la technologie occidentale des nouveaux responsables politiques chinois.
J’apprendrai plus tard que Deng Xiaoping, qui vient d’être désigné comme le leader suprême du parti communiste, avait deux dictons préférés. Le premier était « peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, celui qui rattrape la souris est le bon chat ». Il signifie par là que la ligne rouge marquée par les conservateurs du parti entre ce qui est capitaliste et ce qui est communiste n’a plus aucune raison d’être. Le second dicton préféré de Deng Xiaoping préconise « il faut traverser la rivière en tâtonnant pierre à pierre » Il s’agit de mettre en place une approche graduelle pour mener les réformes politiques et économiques.
En invitant simultanément les cinq grands constructeurs mondiaux, la Chine pourra faire le point des technologies disponibles et, probablement, très rapidement définir la solution optimale à son problème de production et de distribution électrique.
Les rencontres de Eur-Li-Kou.
Tôt le matin, aux alentours de 7 h. , les bruits de la rue me réveillent. En mettant le nez à la fenêtre j’ai pu voir des centaines de citadins s’adonner seuls ou en groupes aux bienfaisants exercices d’une gymnastique qui tient à la fois de la danse rythmique et de la boxe, mais une boxe qui semble filmée au ralenti…

Un peu plus tard, une grosse limousine vient nous chercher à l’hôtel. Bien entendu il y a une limousine pour chaque entreprise et ses représentants. Nous traversons la Place Tien-An-Men, une immense place sur laquelle donne la réputée Cité Interdite et son incontournable portrait de Mao Tse Toung.
A cette heure la place est envahie par les vélos des chinois se rendant au travail dans leur tenue bleue. Il faut voir ces fleuves de bicyclettes dont un policier flegmatique, perché dans sa cabine vitrée à 3 mètres au-dessus du trottoir, tente d’endiguer la crue permanente à grand renfort d’injonctions courtoisement dispensées par le truchement d’un haut-parleur : » Cyclistes venant du nord, veuillez laisser passer les cyclistes débouchant de l’ouest… «
Puis vient le Mausolée de Mao et sa longue queue de visiteurs.

Enfin, nous arrivons à Eur-Li-Kou, un bâtiment de prestige avec ses salles dorées, ornées de dragons, bâtiment destiné à recevoir les invités des différents ministères.
En effet, c’est un représentant du ministère de l’électricité qui nous reçoit et va piloter les réunions. Chaque délégation d’entreprise a droit à une salle spécifique, et à ses traducteurs. Pendant plus de deux semaines, nous allons subir les questions d’une trentaine de chinois qui vont aller de salle en salle sans même se présenter. Petit détail: nos chinois portent tous le même « costume mao » mais comme ils sont des administratifs, leur costume est gris. A travers les questions, je reconnaîtrai des professeurs d’université, des exploitants de centrale ou du réseau électrique, mais aussi des constructeurs d’équipements. Il devient vite évident que les chinois ont bien des projets précis de construction de nouvelles centrales, de distribution d’électricité à travers un réseau haute tension 500kV et vont ainsi améliorer leur savoir faire et sélectionner les meilleures technologies. Comme je m’y attendais, les sujets resteront très techniques et c’est ici que je sortirai ma botte secrète: les salles n’avaient aucun tableau noir ni de retro projecteur et donc aucune commodité pour les présentations et les échanges, mais j’avais pris la précaution d’emmener des grands rouleaux de papier blanc que je collais au mur pour griffonner au stylo feutre la coupe de nos disjoncteurs, ou pour décrire les phénomènes de coupure etc… et bien entendu, ces feuilles disparaîtront comme par hasard chaque soir.
Paul et François Lenglet : les retrouvailles à Pékin.
Le soir venu, je retrouvais à l’hôtel mon frère mais bien entendu, il n’était pas question de faire la synthèse des réunions du jour: concurrence oblige. Nous constatons que les journées se terminent tôt : il n’y a aucune vie nocturne. Heureusement Paul a trouvé au fond de l’hôtel une grande salle de billard, une de ses passions de jeunesse et c’est donc au cours de quelques longues parties de billard avec ses collègues que nous avons pu échanger.

et son « cul tout noir »
Le premier souvenir que nous avons partagé, c’était justement ces quelques parties de billard à Douai, ma ville natale où à la fin des années 50, j’accompagnais mon frère qui jouait au billard avec ses camarades de taupe mais à l’époque, j’avais à peine 10 ans et je n’étais donc que simple spectateur.
Le second souvenir plus émouvant nous conduisit en 1962: à l’époque, Paul vient de finir ses études d’ingénieur, il est rentré dans la société Stein & Roubaix spécialiste des chaudières pour centrales thermiques et le voilà chargé de la mise en service de la centrale de Gravelines tout près de Dunkerque.
C’est un véritable retour aux sources car Paul est né effectivement à Dunkerque en 1936 alors que notre père était professeur de mathématiques au lycée. Voilà donc l’opportunité pour la famille, installée à Douai, de revenir sur Dunkerque et de rendre visite à Paul sur son site
Nous avions gardé de ce voyage le souvenir de Paul, effectuant la visite guidée de la centrale avec ses dimensions de cathédrale, et surtout cette chaleur épouvantable près de la chaudière. Puis de nos parents retrouvant leur ancien quartier, leur maison, le lycée, les immenses plages de sable de Malo les Bains , et surtout la visite de la Place Jean Bart à Dunkerque et le sourire en coin de notre père racontant l’histoire de ce corsaire et nous montrant au centre de la place la statue de Jean Bart et son « cul tout noir ». Hélas, il s’agit d’un souvenir plutôt triste car ce sera un des derniers voyages de notre père qui nous quittera en septembre 1962.
A la fin de la première semaine, nous avions pu quitter l’hôtel et nous rendre à pied sur l’immense place Tien-An-Men.

C’étaient : des bicyclettes par milliers, des autobus à soufflet, quelques camions, des escouades de piétons, des soldats bombant le torse face à l’objectif du photographe ambulant, le portrait géant de Mao regardant, de la porte commandant la Citée Interdite, le mausolée où repose Mao. Nous resterons des heures dans le palais impérial de 72 hectares, Le palais est plutôt dénommé la Cité Interdite, c’est un autre monde avec ses marbres, ses ors, ses céramiques vernissées, ses plafonds peints, ses lourdes vasques de bronze, ses animaux fabuleux, ses galeries aux colonnes couleur de sang de bœuf.
Les Salles » de l’harmonie suprême « , » de la pureté céleste « , » de la nourriture de l’esprit « , » de la longévité « , » de la tranquillité terrestre « : leurs noms rejoignent cette sensation d’irréalité qui s’empare du voyageur brusquement projeté dans un passé, dans une façon d’être, presque insaisissable pour les gens d’Occident que nous sommes.
Le respect du protocole et ses surprises.
Nos partenaires chinois étaient conscients que ces rencontres auraient des répercussions en occident et étaient très attachés à la qualité de l’accueil et à notre confort.
A notre arrivée à Eur-Li-Kou, le matin, le rituel, toujours le même, nous conduit dans un vaste salon meublé de profonds fauteuils et de tables basses.

Une jeune fille en uniforme bleu, nattes luisantes et bien tressées, arrive avec une grande bouteille thermo et s’affaire à servir dans de hautes tasses fleuries à couvercle la première des mille infusions de thé vert que nous boirons au fil du séjour. Ce thé deviendra vite insipide, tout au long de la journée et…sera plutôt froid en fin de soirée…
Le midi, nous prenions le repas sur place avec une table par délégation, pour huit à dix convives. Le rituel était là aussi bien spécifique: la table était ronde avec un immense plateau tournant au centre de la table sur lequel était placés tous les plats chauds ou froids qui seraient servis au cours du repas. La disposition des invités était elle aussi obligatoire: un chinois était placé à coté de chaque occidental, à charge pour lui de faire tourner le plateau central et de servir les différents mets dans l’assiette de son invité… ainsi les chinois honoraient leurs invités mais, surtout, garantissaient l’absence d’oreilles indiscrètes. Le couvert est dressé : bol, assiette, baguettes et verre, bouteilles de bière et de soda-orange. Nous apprendrons qu’on ne boit pas de thé en mangeant, et que, surprise à déclencher les fous rires, qui demande de l’eau se verra gratifier immanquablement d’une rasade d’eau… bien chaude ! Le chef de notre délégation nous rabâchera longtemps cet épisode.
Il s’appelait Antonin Brun Buisson et était lui aussi très attaché à la qualité des relations. A l’approche du weekend, connaissant bien les traditions du monde communiste et n’ignorant pas que Mao Zedong avait été embaumé et placé dans un cercueil de verre, il aborda le représentant du ministère et lui demanda si notre délégation pouvait rendre hommage au grand timonier en se rendant sur sa tombe au cours du weekend.

Visiteurs Den Xiaoping et son équipe
Il pensait ainsi honorer nos hôtes chinois et respecter une tradition héritée du monde soviétique mais visiblement sa demande sema immédiatement le trouble. Après de multiples conciliabules, nos hôtes décidèrent de…donner réponse le lendemain…. Le lendemain, les chinois, plutôt gênés, nous annoncèrent qu’il ne serait pas possible de visiter le Mausolée de Mao Zedong. Le prétexte était aussi plutôt surprenant : « il avait été mal embaumé, et, il venait même de perdre une oreille »
En revanche, ils proposèrent à toutes les délégations d’organiser pendant le weekend une visite de la Grande Muraille qui passe à 70 km au nord de Pékin.
La Chine pittoresque : les dazibaos, le petit livre rouge et les chapkas.
Nos hôtes avaient été plutôt surpris de constater la présence de deux frères travaillant dans des sociétés françaises différentes et nous proposèrent de faire ensemble la visite de la Grande Muraille en m’intégrant au groupe Alsthom ce que mon frère et moi avons accepté avec plaisir. Mais cette excursion en montagne s’annonçait délicate. Nous étions au milieu du mois de décembre et depuis notre arrivée le thermomètre était descendu en dessous de – 15 degrés, le vent était violent et glacial. Paul, comme moi-même, n’étions pas équipés pour cette excursion et il était impératif d’acheter de quoi se protéger les oreilles.
La secrétaire de notre représentant Marion Egal qui maîtrisait parfaitement le chinois vint à notre secours et se proposa pour nous guider pour cet achat.

Elle profita de cette sortie pour nous faire découvrir le Pékin pittoresque de fin 1978. Dans les rues étroites du vieux Pékin, nous allons retrouver ces hautes bicyclettes noires, dont des dizaines de millions d’exemplaires sillonnent le pays, et les thermos multicolores de toutes tailles, indispensable accessoire sans quoi un Chinois ne saurait vivre. Des vieilles femmes au guidon de lourds tricycles sur quoi s’entassent d’invraisemblables quantités de marchandises, balayeurs s’acquittant sans hâte de leur tâche, boutiques où chacun prend son temps. Car le Chinois de 1978 est lent: lent à pied : il va à pas comptés, les mains croisées derrière le dos ; lent à vélo et sachant tirer parti de la moindre descente pour passer en roue libre ; lent au volant du car, du camion ou du taxi.
Les dazibaos:
En route pour l’achat de couvre-chefs, notre taxi fit un premier arrêt à quelques centaines de mètres de l’hôtel, tout près d’un mur de briques.

Une petite foule était rassemblée devant ce mur, sur lequel étaient grimpées quelques personnes. Parmi ces dernières, un homme haranguait les spectateurs. Marion Egal nous traduisit ses propos: il dénonçait les méfaits de la révolution culturelle menée par Mao Zedong, réclamait, comme le texte des affiches placardées derrière lui, que le jugement soit révisé sur l’histoire de ces dernières années. Marion nous expliqua que ces affiches manuscrites ou dazibaos permettaient autrefois à tout un chacun d’exprimer ses opinions politiques en Chine. Cette pratique interdite sous Mao Zedong était réapparue au début de la révolution culturelle en 1966 sous le contrôle des gardes rouges.
Marion fit également la traduction d’une autre affiche faisant l’éloge de Deng Xiaoping qui venait de prendre le pouvoir:- « Tu es venu enfin, à la fois petit et grand. Tu es la volonté indestructible de huit cents millions de gens. »
J’apprendrai plus tard que ce mur sera baptisé « Le mur de la démocratie ». ?
En cette fin de 1978, la Chine était-elle en train de basculer vers une véritable démocratie ???
Le petit livre rouge:
J’avais évoqué des souvenirs de Mai 1968 alors qu’étudiant, j’avais assisté en France à des défilés de camarades protestataires. Certains d’entre eux brandissaient un petit livre rouge : Il s’agissait des citations de Mao Zedong. Ces étudiants imitaient ainsi les gardes rouges chinois brandissant à la même époque ce livre dans les rues de Pékin. D’ailleurs, ils étaient surnommés par la presse française les maoïstes. En 1978, le petit livre rouge semblait disparu de Pékin.

Marion Egal nous expliqua que c’était avant tout le livre de la révolution culturelle et que depuis la fin de la révolution en 1976, il restait dans les bibliothèques. Néanmoins, elle nous conduisit dans une librairie où subsistait encore tout un rayon de « petits livres rouges ». Dans cette librairie comme dans tous les magasins, nous devenions, rançon de la curiosité, et séance tenante, « l’affaire du jour ». Abandonnant ses emplettes, la foule des clients nous entourait étroitement, nous suivait silencieusement, mais non sans examiner attentivement nos vêtements, nos souliers, notre coiffure, notre caméra … mais l’accueil restait, partout, des plus amicaux
Nous n’avons eu aucun mal à nous procurer la version française du petit livre rouge. Il faut se souvenir que ce livre est celui qui a été le plus édité dans le monde après la bible et qu’il a été traduit en plus de 36 langues. Au moment du paiement, nouvel étonnement: la caissière, après avoir manœuvré à une cadence qui tient du prodige les boules de son boulier, prélèvera elle-même son dû dans notre portefeuille.
J’ai retrouvé ce livre dans notre bibliothèque et en le relisant quarante ans plus tard, j’en ai extrait deux citations :
– « Un communiste doit être franc et ouvert, dévoué et actif; il placera les intérêts de la révolution au-dessus de sa propre vie et leur subordonnera ses intérêts personnels. Il doit toujours … consolider la vie collective du Parti et renforcer les liens de celui-ci avec les masses. »
– « Peuples du monde, unissez-vous, pour abattre les agresseurs américains et leurs laquais! Que les peuples n’écoutent que leur courage, qu’ils osent livrer combat, qu’ils bravent les difficultés, qu’ils avancent par vagues successives, et le monde entier leur appartiendra. Les monstres seront tous anéantis. » .
En bref, le chinois vit pour son parti et il faut … abattre l’occident. La Chine de 2021, celle de Xi Jinping, est-elle si différente de la Chine de Mao Zedong ????
Les chapkas:

Nous arrivons enfin dans un magasin de fourrure et avons très vite l’impression de ne plus être en Chine mais en URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques) comme on appelait la Russie à cette époque. Visiblement tous les vêtements, à base de peau de lapin, viennent de Russie et l’atmosphère est pleine de nostalgie à l’image de cette photo de Mao Zedong et Nikita Khrouchtchev en bonne place dans le magasin, photo prise à Pékin en 1958 à l’époque où les relations entre les deux pays étaient au beau fixe.
Nous allons acheter chacun sans hésiter la même chapka en peau de lapin fabriquée à Moscou comme le montre l’étiquette écrite en cyrillique.
La visite de la Grande Muraille et la chute:
le lendemain, dimanche, nos hôtes chinois viennent nous chercher aux aurores par un froid glacial. Comme prévu, je m’installe dans le minibus Alsthom avec mon frère, en route vers Badaling, à 70 km au nord de Pékin où se trouve une section de la Grande Muraille avec ses créneaux et son avant-poste.

Nous voici, Paul et moi en train de marcher sur cette grande muraille avec un guide chinois plutôt bavard qui nous explique que la Grande Muraille a été construite depuis le IIIe siècle avant Jésus Christ jusqu’au XVIIe siècle pour protéger les Chinois contre les invasions Mongoles et Mandchoues, qu’elle fait plus de 6000 km de long.
Notre guide nous expliquera en aparté et avec un large sourire que les chinois surnomment les occidentaux, les « longs nez », il ajoutera qu’un proverbe chinois dit : « Qui est allé sur la grande muraille, est un héros »
Le point le plus haut dans la région est situé à plus de 1000 m d’altitude. Nous voici Paul et moi en train de monter vers le sommet pour profiter d’une vue grandiose.

Le froid est de plus en plus intense et le sol des marches est mal pavé et couvert de neige et de verglas. Et « ce qui devait arriver, arriva »: Paul qui a bien pensé à couvrir ses oreilles avec sa chapka, a dû mettre ses seules chaussures de cuir pour effectuer l’ascension. Il va glisser sur une plaque de verglas et faire une chute spectaculaire qui hélas va interrompre son parcours.
Nos hôtes Chinois, toujours bien organisés, sont venus avec un infirmier qui après examen va conclure à une grave fracture du pied. Pas question d’attendre, l’infirmier va ramener mon frère sur Pékin pour qu’il puisse être soigné. De mon coté, on me demande de rester dans le groupe et …je ne reverrai plus Paul à Pékin: le soir même les Chinois l’on placé dans un avion en partance pour l’Europe. C’est ainsi que se termine bien brutalement son séjour en Chine.
De mon coté, l’« interrogatoire » à Eur-Li-Kou va se prolonger : les Chinois vont rester sur leurs questions techniques et ne vont toujours pas amorcer la moindre négociation.
En Europe, l’inquiétude va grandissant: Noël arrive à grand pas et visiblement je serai absent pour l’achat des cadeaux de nos enfants. Finalement toutes les délégations seront libérées à la veille de Noël, le temps de prendre le dernier avion d’Air France et d’arriver à la maison pour ….mettre les pieds sous la table et prendre l’incontournable repas de Noël en famille.
Mon frère sera bien soigné à Paris et après huit jours de repos remarchera normalement. Il n’aura plus l’opportunité de retourner en Chine.
De mon coté, je repartirai vers Pékin en mai 1979 pour un nouveau marathon dans une Chine en pleine évolution mais il s’agit d’une autre histoire tout aussi passionnante.
François Lenglet juillet 2021
Sources :
la plupart des photos ont été prises par l’auteur sur place en décembre 1978 et mai 1979 .
LA CHINE, PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE Claudine Serre Le Monde décembre 1978